Ankara sauve un pan de son histoire en Syrie

La Turquie a mené, dans la nuit de samedi à dimanche 22 février, une incursion militaire à 37 kilomètres à l'intérieur du territoire syrien pour rapatrier la dépouille d'un dignitaire ottoman et évacuer les soldats qui gardaient son tombeau, situé dans une zone tenue par le groupe Etat islamique. Une opération dénoncée par Damas.

La tradition ottomane rapporte que le shah Souleïmane - shah signifie roi ou souverain en persan -, qui était le grand-père du fondateur de l'empire ottoman Osman Ier, se serait noyé en 1227 dans l'Euphrate, à proximité du fort de Qal'at Ja'bar, non loin de Raqqah qui est aujourd’hui le quartier général de l’organisation Etat islamique (EI). Elle rapporte aussi qu’il aurait été enterré sur ce site. Son tombeau fut détruit quelques décennies plus tard lors d'une invasion mongole, puis restauré en 1510 par le sultan ottoman Sélim Ierqui avait conquis la région à son tour.

Si la dépouille de Souleïmane demeurait inhumée en Syrie, c’est d’abord parce qu’il avait régné et qu’il était mort et enterré dans cette région qu’il avait conquise à l’époque. Et c’est surtout parce que la Syrie – comme une bonne partie de l’Irak, du Liban, de la Palestine, de l’Egypte, etc. – était un territoire de l’Empire ottoman auquel la nouvelle République de Turquie a dû renoncer à la fin de la Première Guerre mondiale quand il fut démantelé. En 1921, au moment du partage de ces territoires, la Syrie passant sous mandat français, la France avait octroyé ce droit à la Turquie de conserver la souveraineté sur ce minuscule périmètre – de la taille d’un terrain de football – et d’assurer la garde de ce tombeau par des militaires, qui étaient relevés tous les six mois…

Un symbole pour Recep Tayyip Erdogan

De son emplacement initial, le mausolée avait déjà été déplacé une première fois en 1973 lors de la mise en eau du barrage Taqba, pour être reconstruit près du pont de Qara Qawazk, à 80 kilomètres plus au nord. Alors qu’il aurait été plus logique de rapatrier la sépulture de Souleïmane en Turquie, le maintien de sa présence dans une ancienne province ottomane – qui en fait la seule enclave turque hors du territoire national – semble constituer un symbole important pour le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan, qui ne cache pas son ambition de devenir un leader régional et de restaurer la grandeur ottomane perdue. A quelques mois d’une élection législative cruciale pour le parti AKP au pouvoir, le message d’une armée qui n’hésite pas à monter une opération transfrontalière pour maintenir son autorité et imposer le respect dans un pays en guerre sera sans doute très utile.

Car depuis la montée en puissance du groupe Etat islamique dans le nord et le nord-est de la Syrie, le tombeau, ainsi que la quarantaine de soldats qui le gardaient, était directement menacé par ces forces. A plusieurs reprises l’an dernier, l’organisation avait sommé la Turquie d’abandonner la petite presqu’île sur la rive gauche de l’Euphrate, sous peine de faire « voler en éclats » le tombeau gardé par une garnison turque. En septembre, l’invasion du canton kurde de Kobane par l’EI avait encore accru cette menace, et le bâtiment avait été littéralement assiégé par les islamistes. L’avancée des forces kurdes à la reconquête de leur territoire a enfin permis à l’armée turque de mener cette opération de sauvetage et de rapatriement de la dépouille du dignitaire.

Pour l’instant, les restes de Souleïmane ont été provisoirement ramenés en Turquie, ils sont conservés dans une caserne de la ville frontière de Mürsitpinar, avant d’être prochainement réinhumé dans un nouveau mausolée qui est en train d’être construit à l’endroit choisi, très près de la frontière turque, cette fois, à environ 200 mètres de la voie ferrée qui sert de ligne de démarcation entre les deux pays, ce qui permettra d’en assurer beaucoup plus facilement la protection. Le nouvel emplacement est également toujours situé à proximité du fleuve Euphrate, puisque c’est dans ce fleuve qu’était mort noyé le grand-père du sultan ottoman.

Damas a formellement dénoncé l’opération en parlant d’une « agression flagrante » de sa souveraineté, ce qui n’est guère surprenant quand on connaît l’état des relations entre les deux pays qui sont à couteaux tirés depuis le début du soulèvement populaire contre Bachar el-Assad en mars 2011, alors que la Turquie a décidé de soutenir ouvertement la rébellion armée contre le régime en place. Toutefois, ces relations ne risquent pas de s’en trouver aggravées fortement, puisque cette région, administrée par les Kurdes depuis près de trois ans, échappe de toute façon depuis plusieurs années au contrôle du gouvernement central, dont l’avenir est plus qu’incertain.

Un tournant pour la Turquie

Mais cette réaction n’est pas surprenante non plus si on veut bien reconnaître que la Turquie, bien qu’elle ait un droit historique pour maintenir cette sépulture en territoire syrien, a pris unilatéralement cette décision de réinstaller le mausolée sur une nouvelle portion du territoire syrien. Bien qu’Ankara affirme avoir informé de ce choix Damas, mais aussi les Nations unies, l’Otan, la coalition internationale contre le groupe EI et les responsables kurdes locaux, celui-ci ne s’est pas fait dans le parfait respect de la légalité internationale.

Pour la petite histoire, le propriétaire lui-même du terrain où est en train d’être construit le nouveau bâtiment, un ressortissant syrien nommé Bozan Osman, dit avoir découvert avec surprise au petit matin de dimanche que son champ était occupé par des engins de terrassement. Réfugié depuis quelques mois du côté turc de la frontière, il dit n’avoir été approché par aucun responsable turc, mais se dit persuadé que « la Turquie ne le flouerait pas ».

Toujours est-il que cette opération militaire, qui s’est déroulée sans le moindre accrochage après une série de bombardements de la coalition dans les environs du pont Qara Qawazk pour en éloigner les combattants du groupe EI, marque sans doute un tournant pour la Turquie. Les observateurs estiment qu’étant incitée au réalisme vis-à-vis des Kurdes, la Turquie a cette fois les mains libres pour participer plus activement à la lutte contre les jihadistes, comme l’y appelle depuis plusieurs mois la coalition.

Coïncidence ou pas, Ankara a d’ailleurs annoncé vendredi 21 février (veille de l’intervention militaire !) la signature d’un accord en discussion depuis plusieurs mois avec Washington pour former des rebelles syriens dans le but spécifique de combattre les forces islamistes.

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