RFI : En quoi cette expérience de mélanger l'univers de l'art et celui de la détention a-t-elle été exceptionnelle ?
Alain Guyard : C’est une expérience absolument nouvelle et bouleversante aussi sur le plan humain. L’idée était de prendre des personnes détenues et de leur confier la charge de devenir commissaire d’exposition. C’est assez rigolo d’ailleurs, de voir quelqu’un passer de la délinquance à la situation de commissaire. Mais plus sérieusement, on leur donnait la possibilité de fabriquer leur exposition, de choisir le thème.
La nouveauté, que l’on peut même qualifier de mondiale, c’est non seulement qu’ils aient choisi le thème, mais en plus qu’ils aient choisi des œuvres dans la collection des musées nationaux. C’est-à-dire qu’ils ont été touchés parfois par des œuvres qui existaient au Quai Branly, au Louvre, ou au Grand Palais. Et c’est dans ces collections qu’on a puisé des œuvres, qui ensuite ont été exposées en prison. Elles ont été organisées dans l’espace scénographique, muséographique, selon leur volonté, et ensuite ils en ont été les guides.
Ils ont présenté l’exposition à la fois auprès de leurs collègues détenus, du personnel pénitentiaire, de leurs familles et puis aussi des directeurs des musées qui ont prêté les œuvres.
Et comment ces détenus, qui n’ont pas l’habitude d’être exposés à l’art, ont-ils réagi à ce rôle, justement, de commissaire d’exposition ?
Ça a été quelque chose qui a été, je pense, très fort pour eux, parce que traditionnellement, la prison c’est le lieu de l’enfermement. Mais pas seulement la privation de la liberté. Trop souvent, hélas, l’accès à la culture leur est également proscrit.
Nous avons fait le pari - et ça a été à l’initiative de M. Cluzel - de pouvoir faire croiser en quelque sorte leur vie carcérale avec la culture. Ils ont pu ainsi accéder à l’art, mais pas simplement de l’extérieur, comme si c’était des œuvres qui appartenaient à un domaine réservé, à une chasse gardée, celle des classes sociales supérieures si vous voulez...
Au contraire, ils ont pu s’en emparer, réfléchir ces œuvres, les choisir, les agencer les unes par rapport aux autres. Et ça, ça a été quelque chose de très intéressant parce qu’ils n’étaient pas à l’extérieur de l’art, mais ils étaient vraiment sensibilisés, concernés par les œuvres.
Vous avez travaillé sur plusieurs thèmes avec ces détenus, notamment sur le thème de la beauté, ce qu’est le beau, l’art contemporain. Pouvez-vous nous évoquer ce travail ?
Très modestement, mon travail depuis dix ans dans les prisons, c’est de me promener un petit peu comme ça, de maison d’arrêt en centre de détention, pour faire philosopher les personnes détenues. Ce qui se fait - je tiens à le dire - de manière extrêmement aisée, extrêmement facile.
Les questions qui - à l’extérieur - nous paraissent parfois un peu légères, superficielles, ou desquelles on se détourne, par exemple la justice, la vérité, l’honneur, etc., les personnes détenues les reçoivent en pleine face, en pleine figure.
Ils ont vraiment besoin de la philosophie pour interroger ces notions. Dans ce cas, l’idée, c’était en quelque sorte de les armer, pour les rendre encore plus vigilants et lucides sur le choix des œuvres. C’était de les inviter à réfléchir avec eux sur des questions, qui là encore, pour nous, paraissent peut-être un petit peu décalées.
Qu’est-ce que le beau ? Est-ce qu’on a le droit de juger une œuvre d’art sans être passé par des écoles ? Ça, ce sont des questions qui les concernaient de plein fouet. D’une part, parce qu’ils avaient une exposition à monter, et puis d’autre part parce que très souvent c’était des gens qui, avant l’expérience carcérale et avant cette expérience esthétique, se considéraient comme loin des œuvres d’art, loin de la culture.
Et là, il y avait quelque chose qui les a percuté, parce qu’ils avaient le droit de se poser la question de savoir si, par exemple, l’art contemporain était une esbroufe ou pas. Des questions comme celle-là sont assez marrantes à traiter pour des gens qui, comme eux, n’ont pas de scrupule esthétique.
Comment s’est passé le vernissage, qui s’est déroulé en présence des directeurs des plus grands musées de France ?
C’était quelque chose de très fort, vous pouvez vous en douter. Parce que sans faire de mauvais jeu de mots, la prison a fait une opération « portes ouvertes », pour une fois. Et là, vraiment, les rapports de force et les situations étaient complètement renversés.
Vous aviez des personnes détenues, enfermées parfois pour plus de dix ans, qui étaient là, accueillant les directeurs des plus grands musées de France, faisant à la fois le guide pour les inviter à se déplacer dans l’espace de vitrine en vitrine, commentant avec eux leurs œuvres, justifiant des choix, des cohabitations, exposant leurs raisons, les raisons les plus profondes qui les ont poussés à choisir telle œuvre plutôt que telle autre.
Et ce qui était assez unique, si vous voulez, c’est qu'il y avait vraiment un rapport d’égalité qui se construisait entre les gens du dehors et les gens du dedans. Et les détenus accédaient à une dignité par l’œuvre d’art, par la culture qui, traditionnellement, leur est refusée.
Justement, les gens « du dehors », comme vous dites, les musées, comment réagissent-ils ? Est-ce facile de prêter une œuvre d’art pour qu’elle soit exposée dans une prison ? J’imagine qu’il y a eu beaucoup de difficultés.
Vous avez parfaitement raison. Vous vous doutez bien que sur le plan, par exemple, des assurances, c’est un véritable casse-tête que de prendre une peinture d’un maître flamand du XVIe siècle, de la sortir des dépôts du Louvre, de la faire traverser Paris, pour la faire rentrer dans une prison et l’y exposer pendant plusieurs mois.
C’est une gageure et c’est un sacré défi sur le plan de la sécurité, bien sûr. Mais oser entreprendre ça, je crois que c’est une très belle initiative, parce que ça montre qu’on s’adresse à des détenus, non pas simplement parce que ce sont des hommes qui font leur peine, mais parce que ce sont des hommes qui, un jour ou l’autre, de toute façon, sortiront, seront mêlés à nous et seront nos égaux.
Donc, c’est vraiment quelque chose qui est très important à ce niveau-là. Cette prise de risque par rapport à la sécurité des œuvres, c’est aussi une prise de risque assumée dans le sens où elle est une manière pour nous de nous adresser à des gens qui seront bientôt parmi nous et qui seront nos égaux sur le plan de la citoyenneté.