RFI : L’une des surprises de ce scrutin, c’est le score très élevé du Front national, que personne n’avait vraiment anticipé. Est-ce que les instituts de sondage ont encore minimisé le vote d’extrême droite ?
Jean-Daniel Lévy : Les dernières intentions de vote qui ont été livrées par Harris interactive France donnent à voir un regard de croissance des intentions de vote des Français en faveur du Front national. On avait lors de la dernière mesure, 16% des Français qui déclaraient qu’ils avaient l’intention de voter en faveur de Marine Le Pen. Le score réel est un peu inférieur à 18%, donc il y a cette différence de deux points. Dire qu’aujourd’hui, il y a eu une absence d’alerte de la part des instituts de sondage serait être un peu rapide en analyse. On a dit depuis longtemps que les thématiques étaient des thématiques propres au Front national, on a dit depuis longtemps qu’il s’agissait d’un des votes qui étaient les plus difficiles à pouvoir évaluer et à pouvoir mesurer avec précision. Quoi qu’il en soit, soit on considère que les instituts de sondage visent à donner les tendances et là indéniablement on les a montrées, et je pense qu’à Harris interactive, on les a très bien montrées ; soit on dit qu’on a vocation à prédire l’avenir et là effectivement on a échoué mais ce n’est pas notre mission.
RFI : Que peut-on dire de ces 17,9% de Marine Le Pen. Est-ce un vote contestataire ou une véritable adhésion des électeurs aux valeurs d’extrême droite ?
J.D.L. : Il y a déjà derrière le vote Marine Le Pen un élément qui est un élément qui échappe un peu aux autres représentants politiques, à savoir la capacité à pouvoir dire les choses. Lorsqu’on interroge les électeurs, on l’a fait avec Viadeo.M6 dimanche, les électeurs du Front national nous disent : au moins Marine Le Pen peut nous dire la situation réelle. Elle arrive à utiliser des mots, elle arrive à utiliser des termes, elle arrive à faire mettre en regard un certain nombre de situations dans lesquelles on se reconnaît. Et ces situations elles recouvrent en gros deux dimensions : une dimension un peu traditionnelle du Front national, à savoir une thématique autour de l’immigration et de la sécurité. Et puis une autre dimension qui permet de basculer notamment de 10 et quelques pourcents en 2007 à 18% dimanche, à savoir la thématique autour du social. On sait qu’une partie des Français, notamment les catégories populaires, notamment les jeunes, sont inquiets à l’égard de l’avenir, trouvent que leur situation sociale n'est pas appréciable. Et donc dans ce contexte-là critiquent les postures des différents responsables politiques et adhèrent à une partie des propos de Marine Le Pen.
RFI : Est-ce que cette troisième position au premier tour donne à Marine Le Pen un véritable rôle d’arbitre pour le second tour, le 6 mai ?
J.D.L. : A elle, pas véritablement en tant que telle. On sait que les électorats aujourd’hui sont en partie assez éloignés des consignes des différents responsables politiques. La force que doit rechercher Nicolas Sarkozy, c’est plutôt une force au sein des électorats, plutôt qu’au sein des caciques politiques. Pour faire vite, il y a aujourd’hui près de 40% des électeurs de Marine Le Pen au premier tour qui déclarent qu’au deuxième tour, soit ils ne vont pas aller voter, soit ils vont aller voter blanc et nul. Et parmi les électeurs restant, on a uniquement 44% qui déclarent qu’ils iraient voter en faveur de Nicolas Sarkozy, 17% en faveur de François Hollande. Dans ce contexte-là, la difficulté de Nicolas Sarkozy, c’est d’arriver à convaincre ces électeurs qui disent : nous n’irons pas voter au second tour ou alors si nous allons voter, pour une partie d’entre nous, c’est-à-dire pratiquement une personne sur cinq, nous serons susceptibles de voter en faveur de François Hollande.
RFI : Qu’est-ce que ça signifie pour Nicolas Sarkozy ? Est-ce qu’il va devoir changer de ligne, réorienter sa campagne soit vers l’extrême droite, soit au centre ?
J.D.L. : Ça signifie déjà que ce qu’il n’a pas réussi à faire en plusieurs mois, il va falloir qu’il arrive à le faire en quinze jours. Ce qu’il n’a pas réussi à faire en plusieurs mois, c’est à disqualifier François Hollande. Ce qu’il n’a pas réussi à faire en plusieurs mois, c’est à faire en sorte que ce soit ses thématiques de campagne à lui qui s’imposent dans le débat. Pour faire vite : François Hollande, même aux yeux des sympathisants d’extrême droite, apparaît comme étant une personne qui est plus capable de pouvoir parler du quotidien des Français. Nicolas Sarkozy apparaît comme étant plus capable de pouvoir prendre un peu de hauteur ou placer la France dans un débat avec les autres nations au niveau international. Lorsque Nicolas Sarkozy dit : « je suis le meilleur pour pouvoir résoudre la crise au niveau international », les Français veulent bien le croire mais ils considèrent qu’ils n’ont pas la priorité. On l’a vu depuis hier, Nicolas Sarkozy commence à prendre à bras-le-corps cette thématique-là pour prendre l’opinion un peu à rebrousse-poil, que ce ne soit pas uniquement un jugement à l’égard de l’action de Nicolas Sarkozy, que ce ne soit pas uniquement un jugement à l’égard de la personnalité de Nicolas Sarkozy, mais autour de thématiques dont on voit dans l’opinion qu’elles sont plutôt favorables au candidat Nicolas Sarkozy.
RFI : Vous parlez du report des votes des électeurs de Marine Le Pen. Il y a une autre inconnue dans ce scrutin, c’est le report des voix des électeurs de François Bayrou du MoDem. Est-ce qu’on sait vers quel candidat ils vont se diriger au second tour ?
J.D.L. : Les électeurs du MoDem se divisent en trois parties quasi égales. Une partie qui déclare au second tour, un peu comme une fronde d’électorat frontiste, « je n‘irai pas voter » ou alors « j’irai voter blanc ou nul ». Un deuxième tiers qui irait plutôt voter en faveur de Nicolas Sarkozy et un troisième tiers en faveur de François Hollande. Les trois tiers ne sont pas tout à fait égaux et « le plus gros des trois tiers » voterait plutôt en faveur de François Hollande trouvant d’ailleurs la posture et l’image qui a été donnée par Nicolas Sarkozy en tant que président de la République comme ne correspondant pas à leurs valeurs.
RFI : Des sondages, réalisés dimanche soir juste après le premier tour, donnaient pour le second tour des intentions de vote : 54% pour François Hollande, 46% pour Nicolas Sarkozy. Ça veut dire que l’élection est déjà jouée ?
J.D.L. : Ça ne veut pas dire que l’élection est jouée, mais ça veut dire que la partie est difficile pour Nicolas Sarkozy. Elle est difficile pour deux raisons. D’une part parce que dans l’histoire des sondages, on n’a jamais vu une évolution de l’ordre de 53% à 54% en faveur d’un candidat se retourner contre lui. Jusqu’à présent, depuis 1965, depuis l’instauration de l’élection présidentielle au suffrage universel direct, ça ne s’est jamais produit. Le deuxième aspect, c’est qu’on n’est pas face pour les Français à une surprise. Ils savent depuis de nombreux mois que l’ensemble des sondages indique que les deux finalistes les plus probables sont François Hollande et Nicolas Sarkozy. Le troisième aspect, c’est que nous sommes face à une participation qui est une participation importante et donc les réserves de voix de la part des abstentionnistes du premier tour apparaissent comme étant relativement faibles. Pour que Nicolas Sarkozy puisse gagner l’élection présidentielle, il faut qu’il y ait une frange des abstentionnistes du premier tour qui se déplace pour aller voter au second tour ; il faut qu’il y ait un renversement de tendance et de la part de l’électorat de Marine Le Pen, et de la part de François Bayrou qui apparaît comme étant une opération aujourd’hui assez difficile.