Les prix du festival Jean Rouch fixent l’évolution de notre regard

Pour fêter les trente ans du festival Jean Rouch, les éditions Montparnasse ont rassemblé vingt-cinq de ses plus beaux films, tous primés, dans un coffret de dix DVD intitulé Filmer le monde. Les prix du festival Jean Rouch. Un coffret d’autant plus précieux qu’il permet de mesurer l’évolution de notre regard sur les sociétés qui peuplent notre planète. Pour le meilleur et pour le pire.

Il passe pour être un des plus grands ethnologues du 20e siècle. Auteur d’une centaine de films, son œuvre de cinéaste est aussi reconnue dans le monde entier [Les Maîtres fous (1957), Moi un Noir (1958)...]. Mais le nom de Jean Rouch reste associé au festival de films ethnographiques qu’il a créé en 1982 à Paris. Le Maestro a présenté quelque 1 300 films venus des quatre coins du monde dans ce festival dont l’objectif était de montrer la richesse et la diversité des sociétés qui peuplent la planète.

Ce coffret de dix DVD est d’autant plus précieux qu’il permet de mesurer, par caméras interposées, l’évolution de notre regard. Il met en évidence que ce festival, ancêtre et compagnon de route du célèbre « Cinéma du réel » de Beaubourg, a fait se confronter des écoles aux frontières flottantes - du cinéma ethnographique au cinéma sociologique - et aux multiples déclinaisons - cinéma direct [L’Homme regarde l’Homme], cinéma vérité. Et cela le plus souvent caméra au poing…

« Ces vingt-cinq films rares nous montrent une terre humaine »
 

Le directeur éditorial des éditions Montparnasse, Viamey Delourme, évoque sa « quête minutieuse et passionnée » de près d’un an pour retrouver les ayants droits, restaurer et sous-titrer ces œuvres. On y découvre comment les gens vivent dans les plaines de Russie ou les Hauts-plateaux éthiopiens, les montagnes de Chine, les collines normandes ou le désert australien, mais aussi « comment se débrouille un pauvre au Venezuela ou au Congo, un Juif à Kaboul, un Indien au Brésil ou en Californie, une ouvrière en France, une grand-mère au Japon ? (…)  Laissez-vous étonner par le monde, dit-il. (…) Ces vingt-cinq films rares, presque clandestins, tournés avec peu d’argent, nous ouvrent les yeux, nous montrent une terre humaine ».

Ainsi, dans la pure lignée du film ethnographique, Une femme parmi les femmes (A wife among wives), de David MacDougall (Kenya, 1981, 16 mm. 70’, dernier film de la trilogie Turkana conversations), a été tourné en 1973-1974 chez des éleveurs semi-nomades du nord-ouest du Kenya. Le regard sur l’autre est ici encadré par les strictes règles de l’époque : celles du chercheur confronté à « son terrain ». On filme ceux qu’on connaît bien. On l’annonce. Et on demande ce qu’on peut filmer... Deux sœurs, Naingiro et Longole, sont questionnées sur leur vision du mariage. Que filmeraient-elles si elles faisaient le travail du réalisateur [à savoir filmer comment vivent les Turkanas] ? « Moi, j’irais filmer vos affaires, votre maison, tout ce qu’il y a dedans, rétorque l’une d’elles. Si c’est pour nous, donnez-nous la caméra. On s’en occupera nous-mêmes. » Puis elle se confie : « Ce qu’on connaît, ce sont nos traditions. Les choses du passé… Pas vos idées et vos manières de faire. »

On pourrait comparer ce film avec Chef ! de Jean-Marie Teno (Cameroun. 1999. 35 mm. 61’), un documentaire tourné presque vingt ans après, dans lequel une succession d’événements « apparemment anodins » forment au final une chronique au vitriol de la dictature, des abus de pouvoir généralisés d’une société autoritaire. Des tendances inquiétantes qui sont à l’œuvre jusqu’aujourd’hui au Cameroun. Cette fois, le réalisateur aux commandes est Camerounais. Et son regard sur sa société est celui d’un sociologue. Sans concession. Parallèlement, Zaïre, le cycle du serpent, de Thierry Michel (RDC/Zaïre. 1992. 19 mm. 82’), fait le tour du monde. Ici encore, le réalisateur – un Belge issu de l’ancienne puissance coloniale - filme les effets de la dictature sur les laissés pour compte de la capitale, Kinshasa, mais aussi les comportements des bourgeois et des nantis, trente ans après l’indépendance et après vingt-cinq ans de mobutisme.

Zabulon et Isaac, pour le meilleur et pour le pire
 

Dans Cabale à Kaboul, de Dan Alexe (Afghanistan. 2007. 35 mm. 87’), un des films phares de cette sélection réussie, le réalisateur est revenu filmer cette tragi-comédie après s’être fait voler toutes les images de son premier tournage à Prague, d’où il est originaire. Cinéma vérité, le film nous fait partager une tranche de la vie de Zabulon et Isaac, les deux derniers juifs d’Afghanistan. Où l’on apprend que 50 familles auraient quitté Kaboul en moins de vingt ans après la première guerre d’Afghanistan. Sur fond de ronronnement d’hélicos et d’appels à la prière, on assiste à un véritable combat de coq dans la synagogue délabrée. Zabulon accuse « Mollah  Isaac » de « triple goy ». Il l’aurait dénoncé aux Talibans pour son commerce artisanal d’alcool tandis qu’Isaac, qui vit du commerce de ses charmes [les Afghans viennent des provinces les plus reculées pour le consulter, sauf le samedi : « Revenez un autre jour ! »], accuse à l’inverse Zabulon d’être à la solde des Talibans… Pathétique mais tellement hilarant !

Pendant ce temps, quelque part en Europe, Blandine Huk et Frédéric Cousseau ont tourné Un dimanche à Pripiat (Ukraine. 2006. Vidéo. 26’). Ce film revient sur les lieux du drame. Le 26 avril 1986 à 1h23, un ennemi invisible a obligé les habitants à quitter cette cité modèle de 50 000 habitants. Quand la vie flirte avec la mort… Quelque 200 personnes, qui ont refusé de quitter leur terre ukrainienne après la catastrophe nucléaire, témoignent de leur monde à part… La caméra nous montre des paysages d’une beauté magique dans une région devenue zone interdite. Ainsi va la planète. Pour le meilleur et pour le pire.
 

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Filmer le monde : Les prix du Festival Jean Rouch. Dix DVD et un livret de 40 pages. Paris.
Editions Montparnasse. 69 euros.

 

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