RFI : Le cinéma tient-il pour vous de l’expérience, j’ai envie de dire de l’expérience métaphysique ?
Bruno Dumont : De l’expérience, oui ; métaphysique, non parce que je pense que mon travail c’est d’éprouver un spectateur pendant une heure cinquante en l’occurrence, mais de rester dans un domaine très physiologique. Mon travail, c’est quand même de filmer des paysages, des corps et je pense que la métaphysique appartient davantage au spectateur qu’à moi-même.
RFI : Être un cinéaste suppose de bien connaître cette nature, ces corps, de connaître la nature humaine ?
 
B.D. : C’est ce que disait Charlie Chaplin. Si vous voulez être un bon artisan en général, même un bon boulanger, je pense qu’il faut avoir une bonne connaissance de la nature humaine.
RFI : De Charlie Chaplin à Bruno Dumont, il y a un lien ?
B.D. : Il y a pas mal de temps quand même. Mais oui, il y a un lien. C’est un pionnier du cinéma. Tout est là déjà.
RFI : Hors Satan, dans ces paysages, dans ces ciels, l’histoire de cet homme qui s’agenouille souvent devant la nature, dans ce geste de recueillement. Qui est cet homme ? Il tourne autour d’une ferme, il n’a pas de nom et il n’a pas vraiment de fonction ?
 
B.D. : Absolument. Donc c’est une espèce d’ermite, un SDF, un type un peu bizarre en fait, assez mystérieux. Autant peut-il prier, autant peut-il fracasser la tête de quelqu’un qui tourne un peu auprès de sa copine. Il est dans une amplitude de bien et de mal assez surprenante. C’est un être merveilleux dans le vrai sens du mot.
RFI : Il est capable de faire parfois des miracles ?
B.D. : Il peut aller jusque-là.
 
RFI : Et à soigner des jeunes filles prises d’un mal un peu inconnu ? Il a un côté exorciste non ?
B.D. : Tout à fait. Il est surnaturel, dans une histoire très réelle, aux sons directs, des corps naturels, c’est un élément surnaturel qui va accomplir des actions tout à fait surprenantes.
 
RFI : Donc il rentre dans le film comme il rentre dans notre regard de spectateur. Il va pendant tout le film être à côté, partager la vie d’une très jeune fille pour qui il va même tuer. Mais c’est une scène assez surnaturelle parce que la façon dont vous la filmez – je n’ai jamais vu un homme mourir sous l’effet d’une carabine- mais il ne tombe pas comme s’il s’écroulait. Il est frappé d’un coup de fusil et il saute complètement en arrière ? C’est comme cela que l’on meurt avec un coup de carabine ?
B.D. : Absolument pas parce que mon travail, c’est de ne pas rester dans le naturel. C’est justement de quitter le naturel de temps à autre. Par exemple, la mort du beau-père est tout à fait extravagante.
RFI : C’est un dessin animé pratiquement ?
B.D. : C’est disproportionné : entre le coup de fusil qui est tout à fait réel, toute la préparation du crime est réelle et, tout d’un coup, la chute est disproportionnée. C’est exactement ce que j’aime, c’est-à-dire travailler des proportions et tout d’un coup les rendre dans des formes extrêmes en fait.
RFI : Donc malgré les apparences, ce n’est pas du tout un film réaliste ?
B.D. : Absolument. Mais la seule façon de ne pas l’être, c’est de l’être d’abord.
RFI : Vous dites que ce n’est pas un cinéma mystique, mais il est quand même question du bien et du mal. Quel est votre rapport à la religion et à ce rapport justement du bien et du mal ?
B.D. : Je suis quelqu’un qui a quitté l’église depuis très longtemps, mais qui en même temps est totalement ébranlé quand il voit une peinture flamande ou d’une cantate ou d’une passion de Bach. Je crois profondément au sacré en fait. Ce sacré, je cherche finalement où il est puisqu’il n’est pas, selon moi, dans l’institution catholique chrétienne par exemple. Donc je pense qu’il est dans l’art, c’est-à-dire que l’expérience spirituelle finalement, on l’a aussi bien à la faveur de la lecture d’un poème de Rimbaud ou tout simplement à la contemplation d’une toile de Mondrian ou au cinéma. En fait, j’ai eu des grandes expériences spirituelles en regardant des films de Roberto Rossellini. Et c’est ça que je cherche en fait. C’est de redonner à ceux qui ont quitté, qui se disent athées, je pense qu’il faut les ramener dans les salles de cinéma. Mais pour se faire, il faut que le cinéma ne soit pas que pur divertissement, mais au contraire qu’il soit pure méditation et que ce soit un moment où chacun peut aller réfléchir. C’est exactement ce que l’on fait quand on va dans une exposition de peinture, on peut aller se faire une toile de cinéma et méditer des choses tout à fait précises et mystérieuses qui font partie de nous.