Animé par la quête du roman emblématique du 20è siècle, le coordinateur de ce n° 596 de la Nouvelle revue française (NRF), Jean Rouaud, prix Goncourt 1990, a sollicité une cinquantaine d’auteurs, français et étrangers, leur demandant d’écrire quelques pages sur le roman de leur choix. Le volume qui paraît aujourd’hui comporte 31 textes, à mi-chemin entre hommages et analyses littéraires.
Le lancement de ce numéro a eu lieu le 9 février dernier dans les locaux de la maison de l’Amérique latine (Paris), en présence des auteurs qui ont participé à la concrétisation de ce projet (Philippe Forest, Jean Materne, Hédi Kaddour, Jean-Marie Laclaventine et Jean Rouaud). L’objectif n’était pas, a expliqué Rouaud, d’établir une liste de grands textes romanesques du siècle de Proust et de Malraux, mais de brosser le portrait du roman emblématique du 20è siècle. Autrement dit, le roman qui raconte le mieux les heurs et malheurs de ce siècle écoulé.
La parole déconstruite des petites gens
« Ce ne serait pas nécessairement un livre de chevet ou l’ouvrage fondateur de votre œuvre, mais celui qui en révélerait le mieux le récit », ont écrit les coordinateurs du projet dans le courrier qu’ils ont adressé aux auteurs interrogés. Ce recueil pourrait être aussi l’occasion de ramener à la lumière tel ouvrage essentiel, que l’époque n’avait pas jugé bon de retenir, et qui pourtant aujourd’hui, avec le recul, nous semble avoir saisi [avec] le plus de vérité son mouvement. On peut imaginer que l’ensemble de vos contributions constituera un panorama assez fidèle de ce proche 20è siècle. »
Le résultat est à la hauteur de l’ambition. La lecture des 31 textes qui composent ce recueil permet effectivement de dégager une photographie fidèle de la création romanesque de la période considérée. Le volume s’ouvre sur un texte du Français Hédi Kaddour, consacré au Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline. Un roman réellement représentatif de son époque, écrit Kaddour, car « il est violent et pervers, comme son siècle ». L’essayiste dit la modernité de Céline, la modernité de son récit, de sa narration et surtout de son ton qui avait tant effrayé en 1932 le jury Goncourt. Sommé de choisir entre les récits ronronnants du passé et l’atypique Voyage au bout de la nuit, ils avaient préféré couronner Les Loups d’un certain Guy Mazeline et sa narration conventionnelle.
Céline qualifiait cette écriture héritée du 19è de « vache classique ». Il avait, lui, fait le choix définitif de la parole déconstruite des petites gens et de la noirceur du monde. « Tu ne comprends rien, tu ne sais pas combien la vie est tragique », disait-il à sa compagne. Pour Kaddour, Voyage est un récit magistral, malgré ses abjections, ses obscénités, ses insultes qui ne sont que les reflets de la dérive des classes moyennes bousillées par la crise et dont l’auteur était issu. Représentant éminent du dynamisme de la littérature française du 20è siècle, Céline cohabite dans ces pages avec trois autres francophones (Blaise Cendrars, Alfred Jarry et Claude Simon) et une foultitude de romanciers marquants de langue étrangère (anglais, italien, allemand, hongrois, espagnol) au sein desquels la majorité des auteurs sollicités ont puisé leurs exemples des romans représentatifs du 20è siècle.
« Le baroque est l’esthétique du Nouveau Monde »
Le prix Nobel Mario Vargas Llosa a élu Ulysse de Joyce. Alain Mabanckou et Ananda Devi, les deux auteurs d’origine africaine interrogés pour donner leur avis, ont sélectionné respectivement Le Tunnel de l’Argentin Ernesto Sabato et En attendant les barbares de Jean-Michel Coetzee. Mais, c’est sans surprise un Américain, natif du Sud profond, en l’occurrence William Faulkner, qui semble être le grand gagnant de l’épreuve littéraire imaginée par la NRF. L’auteur d’Absalom Absalom est cité trois fois (François Weyergans, Pierre Guyotat et Carlos Fuentes).
Aux yeux de ses admirateurs, le prix Nobel américain est la haute figure de ce siècle si turbulent pour les Etats-Unis. Ses romans sont autant de témoignages sur les lignes de rupture qui traversent la société américaine et la travaillent de l’intérieur jusqu’à l’exacerbation. Reprenant à son compte le qualificatif de « baroque » dont les critiques de son époque avaient accablé Faulkner, le célèbre romancier mexicain Carlos Fuentes écrit : « Le baroque est l’esthétique du Nouveau Monde, l’art qui permet aux Indiens vaincus et aux Africains asservis de recouvrer leurs dieux et leurs rêves sous les coupoles de la chrétienté. Il est aussi, grâce à Faulkner, le territoire littéraire dans lequel le Sud peut pleinement se reconnaître comme une société multiraciale moderne. »
Bouillonnant d’érudition et d’intuitions, riche en anecdotes, ce recueil est un bonheur de lecture. On regrettera seulement que le panorama qu’il propose soit incomplet, les auteurs ayant choisi de poser leur regard sur un corpus purement occidental, à l’exclusion de continents entiers tels que l’Afrique et l’Asie qui ont pourtant été de formidables pourvoyeurs de récits au cours des dernières décennies.
L’absence des Salman Rushdie, Rabindranath Tagore, Wole Soyinka, Lu Xun ou Kenzaburo Oé empêche d’appréhender le roman comme un phénomène universel. Ce que le roman est indubitablement, comme nous le confirment régulièrement la force imaginative et l’inventivité des romanciers contemporains non-occidentaux.
Le Roman du XXe siècle, sous la direction de Jean Rouaud. NRF n° 596. Gallimard, 272 pp.