« La Carte et le territoire », enfin le prix Goncourt pour Michel Houellebecq ?

L’Académie Goncourt a publié aujourd’hui sa dernière sélection pour son prix 2010, qui sera décerné lundi 8 novembre. Parmi les quatre finalistes se trouvent Virginie Despentes pour « Apocalypse bébé » (Grasset), Mathias Enard pour « Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants » (Actes Sud), Maylis de Kerangal pour « Naissance d’un pont » (Verticales) et Michel Houellebecq. Son cinquième roman « La Carte et le territoire » (Flammarion) est bien placé pour remporter cette année le prestigieux prix Goncourt. Un récit à la fois collectif et intime, poignant et lucide, sous la plume d’un des romanciers français les plus originaux de ce début du siècle.

Michel Houellebecq est un des principaux protagonistes de la saison des prix littéraires en France. Son cinquième roman La Carte et le territoire, auréolé de critiques dithyrambiques, figure sur les shortlists des prix Goncourt et Renaudot, qui seront attribués le 8 novembre. Avec plus de 250 000 exemplaires vendus depuis sa parution en septembre, ce roman fait aussi partie des meilleures ventes de cette rentrée littéraire.

Qu’est-ce qui fait le succès de ce roman ? A une époque où les Français, semble-t-il, lisent de moins en moins, pourquoi les lecteurs se sont-ils rués sur cet opus de 430 pages ? La réputation sulfureuse du romancier dont les propos « politiquement incorrects » sur les musulmans [« La religion la plus con, c’est quand-même l’Islam »] ou sur les vertus du tourisme sexuel n’est sans doute pas étrangère à l’intérêt que suscitent ses livres.

« Je veux simplement rendre compte du monde »
 

A cela il faut ajouter un véritable talent d’écrivain qui a fait de Michel Houellebecq en l’espace de cinq romans le digne héritier des Céline, des Sartre et des Robbe-Grillet. Ses romans sont traduits en une quarantaine de langues et son œuvre, riche de romans, mais aussi de poésies, d’essais et de correspondances, fait l’objet de colloques et de publications érudites aux titres très sérieux comme « Le monde de Michel Houellebecq », « Michel Houellebecq sous la loupe »…
Tout en s’inscrivant dans la narration résolument moderniste, ironique et sans tabou (ni sexuel, ni moral) à laquelle les précédents romans de Houellebecq nous ont habitués, La Carte et le territoire donne à lire un récit réaliste et poignant où il est question d’art, de solitude, d’amour, de rapports père-fils et de déchéance.
« Je veux simplement rendre compte du monde », fait dire Houellebecq à son personnage principal, Jed Martin, artiste à succès. Une démarche que le romancier a faite sienne dans ce roman.
A travers les heurs et malheurs de son héros, il brosse un portrait au vitriol de l’élite française. Une élite gagnée par la fièvre de la consommation et mue par le seul pouvoir de l’argent. Une élite neurasthénique et en manque d’amour et de sexe, à l’image de l’attachée de presse de Martin, pourtant redoutablement efficace sur le plan professionnel. Les figures de proue de cette société de loisirs et de spectacle ont pour nom Julien Lepers, Jean-Pierre Pernaut, Patrick Le Lay, Claire Chazal, Frédéric Beigbeder ou François Pinault, que le romancier n’hésite pas à mettre en scène aux côtés de ses personnages de fiction, tant comme repères que comme symboles d’un réel problématique.
Sur fond de cette réalité atteinte par la médiocrité et la superficialité, s’élaborent la vie et l’œuvre de Jed Martin. Son art consiste à appréhender le réel en l’arrachant à la nature, comme en témoignent ses reproductions photographiques des cartes Michelin. Les toiles qu’il peint par la suite, représentant les grandes figures du monde de l’industrie et des finances (Bill Gates, Steve Jobs, Ferdinand Piëch…), lui valent une renommée internationale.

Les deux visages du même personnage

Paradoxalement, à mesure que sa célébrité s’accroît, la vie personnelle de Martin se délite, se vide de sens. Sa petite amie russe retourne au pays, son père part à Zurich pour se faire euthanasier. Une nouvelle étape de la vie du personnage commence avec sa rencontre avec Michel Houellebecq en personne, auquel Jed Martin rend visite en Irlande afin de lui demander une préface pour le catalogue de son exposition. C’est une rencontre riche en échos et en résonances, le peintre découvrant dans les inquiétudes et les dérives de l’écrivain condamné à une mort tragique sa propre condition d’artiste maudit.
On aura compris que ce roman est un autoportrait. Jed Martin et Michel Houellebecq sont en réalité les deux visages du même personnage. Ils sont réunis par leurs conceptions de l’art, par leur solitude et surtout par ce sentiment commun de déchéance qui traverse tout le roman. Elle s’incarne à travers les vécus des personnages d’antihéros que sont Jed Martin et Houellebecq, à travers la disparition de leurs proches. Cette déchéance touche aussi l’Occident en général et la France plus particulièrement, dont l’effondrement en tant que grande puissance industrielle et économique constitue le cadre de ce récit brillamment agencé entre l’intime et le collectif, l’autobiographique et le sociologique.

Le roman se clôt sur « une méditation nostalgique sur la fin de l’âge industriel en Europe, et plus généralement sur le caractère périssable et transitoire de toute industrie humaine ». Le territoire finit par reprendre ses droits sur la carte. « Le triomphe de la végétation est total » : tels sont les derniers mots de cette narration mélancolique et magistralement conduite.

La Carte et le territoire, par Michel Houellebecq. Editions Flammarion. 430 pages.

 

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