Au début, on est presque submergé de ces phrases fleuves, de ce vocabulaire riche et lyrique qui décrivent les personnages du roman Naissance d’un pont. Mais page après page apparaissent la rigueur, la précision et la construction des phrases comme maître mots de sa langue. Maylis de Kerangal prépare le terrassement, fait couler son béton, hautes performances, plante les pylônes dans son livre. L’œuvre littéraire devient un ouvrage d’exception. Les étapes du chantier structurent le roman. « Ecrire », pour elle, « ça reste toujours un chantier ». Ce livre sur le chantier est devenu un « chantier-livre ».
Dans son dernier roman Corniche Kennedy (2008) elle avait exploré le rivage comme zone de contact, avait travaillé le seuil et la frontière qui ont donné matière à sa littérature. Naissance d’un pont obéit à d’autres règles : un ouvrage géant comme endroit central qui concentre les énergies, les espoirs, les énervements, les destins. Une architecture qui relie, réorganise le paysage (« Coca ! Coca ! Coca ! The Brand New City ! » p.161), qui provoque des paris fous, des conciliations et des déchirures. C’est un livre sur des destins individuels au sein d’une épopée collective (« … sur un chantier à trois milliards de dol donc, il n’y a pas d’affaire perso qui tienne, jamais » p.42). Il y a un récit linéaire, avec un début, une fin et des héros qui nous guident et nous drainent dans l’action, comme George Diderot, le chef du chantier, mais il y a aussi des femmes héroïques.
Maylis de Kerangal est né le 16 juin 1967 à Toulon dans une famille bretonne, elle grandit au Havre, mais cette fille et petite-fille de capitaines se sent « archi-bretonne sans attaches particulières ». Cette Bretonne de cœur a étudié l’histoire, la philosophie, l’ethnologie et l’anthropologie sociale à Paris où elle vit aujourd’hui. Elle adore la mer et le cinéma. Eaux troubles, c’est le titre du court métrage que Charlotte Erlih avait adapté de la nouvelle de Maylis de Kerangal. Et c’est un film de Paul Newman (De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites, 1973) qui avait influencé son désir d’aller à la conquête de l’adolescence marseillaise dans Corniche Kennedy (2008). Les héros de cinéma américain ont nourri l’imaginaire de Naissance d’un pont. Et certainement aussi deux longs séjours aux Etats-Unis pendant les années 1990 n'y sont pas étrangers.
Le Prix Médicis comble la carrière littéraire de Maylis de Kerangal. Mais avec cette distinction elle se trouve pratiquement écartée de la course au Prix Goncourt qui aura lieu le 8 novembre.