[Reportage] Les vins bulgares cherchent leur place à l’international

La vallée de Sungurlare, dans l’est de la Bulgarie, produit des vins depuis la nuit des temps, depuis la Thrace antique. Mais les communistes, arrivés au pouvoir après la Deuxième Guerre mondiale, en ont fait une région purement productiviste. Les vignes devaient produire beaucoup, notamment pour le marché de l’ancienne URSS. Et si les cépages n’étaient pas adaptés au terroir local, qu’à cela ne tienne, le système de planification centrale l’emportait sur la qualité du vin. Aujourd’hui, c’est vers toute autre chose que le pays se tourne. Reportage.

La route coupe le village de Slavyantsi et s’étend paresseusement à travers la campagne. Le temps de doubler une vieille charrette tirée par un cheval, et nous nous retrouvons nez à nez avec une barrière rouge et blanche. Des bâtiments gris, style communiste-tardif, côtoient un cuvier flambant neuf [ndlr : l’endroit qui renferme des cuves en inox où sont vinifiés les raisins]. Au loin, on aperçoit un chai en béton. Chaque époque a laissé ici son empreinte.

Mais nous sommes bien dans un domaine viticole. Une plaque en métal rouillée précise le nom du domaine : « Vinex Slavyantsi ». Un simple échange avec le gardien et la barrière se lève. Nos hôtes viennent à notre rencontre. L’homme le plus âgé, celui avec les cheveux gris et yeux d’un bleu pénétrant, c’est Zheko Zhekov. Il est directeur général et actionnaire majoritaire de la propriété, une ancienne entreprise d’Etat privatisée en 1995. À ses côtés, son fils, Georgi Zhekov, directeur financier de l’entreprise.

Quand le passé rencontre le présent

Nous sommes invités à nous asseoir autour d’une table. La dégustation commence et elle est très prometteuse. Les 700 hectares des vignes du domaine sont répartis sur quatre sites de production. L’altitude du vignoble (entre 200 et 450 mètres) permet de produire des vins fins et frais. Les variétés blanches locales, notamment le misket et le dimiat, côtoient les cépages internationaux, comme le sauvignon blanc, le viognier, le chardonnay et le muscat. Sur les 8 millions de bouteilles de production annuelle, dont 85% sont exportées, on trouve aussi des cuvées rouges : la délicate syrah (appelée ici : shiraz) et le pinot noir, ou encore l’assemblage du cabernet sauvignon et du merlot. Un joli rosé, fruit d’un assemblage cabernet sauvignon-syrah complète la gamme très réussie des vins, dont les prix défient toute concurrence à l’international (équivalent de 3,50 euros à 6,40 euros, départ cave).

Ces vins excellents attirent les récompenses. La dernière en date, la cuvée de vin blanc Leva Chardonnay & Dimiat & Muscat 2015 affiche fièrement le macaron de la Grande Médaille d’Or attribuée lors du très couru Concours mondial de Bruxelles, qui s’est déroulé en 2016 à Plovdiv.

Investir dans l’éducation

Mais à Vinex Slavyantsi on ne se contente pas de produire du vin. Les propriétaires se sentent aussi socialement et économiquement responsables de leur région. « Tout a commencé en 2007, quand nous avons discuté avec notre importateur suédois des perspectives de développement de l’entreprise. Plusieurs problèmes locaux ont été évoqués, et notamment celui de la minorité rom. Nous avons convenu qu’il fallait faire quelque chose », raconte Georgi Zhekov qui, à cette époque, venait tout juste de rejoindre l’entreprise. C’est en 2008 que la Fondation Leva, créée en collaboration avec la société suédoise Giertz Vinimport, a vu le jour.

Son nom, Leva, veut dire « Lions » en ancien bulgare. Il vient de la marque de vin élaborée par Vinex Slavyantsi, connue en Bulgarie et à l’étranger. Mais le mot signifie aussi « vivre » en suédois. Et c’est bien de cela, dont il est question : donner des raisons de vivre à travers l’éducation.

Pour une poignée de centimes

La région de Sungurlare compte une forte minorité rom. Près de la moitié des salariés de Vinex Slavyantsi représentent ce groupe ethnique. Dans les jardins d’enfants, les petits Roms constituent la totalité des classes, et dans l’enseignement primaire et secondaire le taux reste élevé, avec 85%. Il y a une dizaine d’années encore, ces enfants commençaient leur scolarité en ne sachant ni lire ni écrire en bulgare. « Laissés pour compte, nombreux sont les Tziganes, comme on les appelle ici, qui arrivent à l’âge adulte analphabètes », précise Georgi Zhekov. Un destin, dont il fallait déjouer le fatalisme.

Depuis ces débuts, la Fondation Leva octroie différents types d’aide aux enfants d’origine rom. Elle paye la totalité des frais de scolarité pour les plus petits, et accorde des bourses d’études aux élèves du secondaire, dont la moyenne à l’école est soit bonne, soit très bonne. Cinq jeunes Roms de la région poursuivent actuellement des études supérieures. Plus de 600 enfants sont concernés par ce programme d’aide. D’où vient l’argent ? Trois centimes d’euro prélevés sur chaque bouteille vendue en Bulgarie et en Suède, ainsi que cinq centimes d’euro dégagés sur chaque bag-in-box [ndlr : les vins vendus en carton].

Et ce montant est loin d’être anecdotique : 40% des vins Leva se vendent sur le marché suédois. Et grâce à cela, Vinex Slavyantsi a été la première entreprise vitivinicole en Europe certifiée commerce équitable. Et en 2014, à la suite d’un audit très poussé, l’entreprise a signé le Business Social Compliance Initiative (BSCI), un code de bonne conduite européen qui soutient les entreprises dans leurs efforts de mise en place d’une chaîne d’approvisionnement éthique. Ces labels associés à la politique sociale trouvent particulièrement écho auprès des consommateurs suédois, norvégiens, canadiens ou encore allemands. Mais ils laissent totalement de marbre les Polonais ou les Russes. Une indifférence que nos hôtes ne s’expliquent pas. Et pourtant, ces deux pays constituent avec la Suède leurs trois plus gros marchés à l’international.

« C’est ici que nous vivons, dans cette région. Et son futur dépendra de ce que nous avons à proposer à nos enfants », estime Zheko Zhekov. Et ce n’est pas un slogan dans sa bouche. Il en est profondément convaincu. C’est l’immobilisme de l’Etat bulgare et un manque récurrent de moyens qui ont forcé cette politique de petits pas. « Certains de ces jeunes reviendront dans notre entreprise en tant qu’ouvriers qualifiés. Mais d’autres trouveront du travail à la mairie, à la police, que sais-je. En tout cas, dans tous ces endroits où l’accès leur était normalement interdit parce qu’ils leur manquaient l’éducation », conclut-il.

La restructuration du vignoble

Si les vins bulgares n’ont plus rien à prouver en termes de qualité, les labels et les récompenses peuvent contribuer à les faire connaître à l’international. Mais les producteurs devront, sans doute, encore travailler l’image de leurs vins, afin de se distinguer de leurs concurrents français, italiens, ou ceux du Nouveau Monde. Et pourtant, le chemin parcouru est long.

Les viticulteurs ont été les premiers à s’organiser pour demander des fonds européens. On voit dans les campagnes bulgares les jeunes vignes bordées de ces pancartes géantes, qui portent l’indication suivante : « Plantées grâce au programme de préadhésion SAPARD ». « Les fonds mis en place après l’adhésion de la Bulgarie à l’Union européenne en 2007 ont permis de continuer ce travail. Trois objectifs sont visés : la restructuration et la conversion du vignoble, l’assurance de la récolte et la promotion dans les pays tiers », explique Desislava Toteva, économiste à l’Institut de l’économie agricole à Sofia. Si les deux premières mesures attirent le plus de demandes d’aide, la troisième mesure peine encore à séduire du monde. Sur la période 2014-2018, le secteur vitivinicole bulgare bénéficie de 133 millions d’euros d’aides.

À la différence de certaines régions viticoles espagnoles, par exemple de La Rioja, où la baisse des coûts de production et l’augmentation de la productivité ont entrainé parfois des effets pervers, notamment l’arrachage des vieilles vignes et l’appauvrissement du matériel végétal, en Bulgarie c’est un travail inverse qu’il a fallu faire. On a arraché les vignes médiocres et peu qualitatives plantées durant l’époque communiste pour les remplacer par des cépages plus qualitatifs et mieux adaptés au terroir. Ainsi, le vignoble bulgare a été divisé par deux. « Des 135 000 hectares des vignes existants en 2007, il n’en restait que 54 210 en 2015 », précise Desislava Toteva. La moitié des vignes est âgée de moins de 30 ans. On revient à la culture des cépages autochtones. « Ce sont ces variétés originaires d’ici, vinifiées seules ou en assemblage, qui feront la force de nos vins à l’avenir », prédit l’économiste.

Les fonds communautaires ont surtout servi à moderniser les méthodes de culture et de vinification. Cet argent permet, par exemple, de faire régulièrement les vendanges vertes [ndlr : l’élimination des grappes encore vertes durant le stade de mûrissement pour garantir à la vigne un raisin de meilleure qualité]. Jusqu’à 65% des investissements ont pu être effectués dans certains domaines grâce, notamment, à ces aides provenant du 2e pilier de la PAC, celui du Développement des zones rurales. Mais à la différence des agriculteurs, les vignerons bulgares ne touchent pas de paiements directs. Le programme national est chargé de compléter leurs revenus. Avec des moyens que l’on connaît... « Les producteurs bulgares sont moins compétitifs par rapport à leurs collègues français ou espagnols », note Desislava Toteva. L’autre problème, c’est la fragmentation des terres et un grand nombre de petits producteurs, propriétaires d’un ou deux hectares des vignes, qui n’arrivent pas à en vivre.

Le mariage entre deux mondes

Malgré tous ces problèmes, certains décident d’investir dans le secteur, et le font bien. C’est le cas du groupe SIS Industries, qui en 1992 a racheté le gros mastodonte d’Etat, Vinprom Karnobat, pour en faire une entreprise viticole privée et moderne. La région de Karnobat a un long passé viticole. Au XIX siècle les trois frères Minkov, Ivan, Vasil et Nikifor, de riches nobles, gagnaient des médailles grâce à leurs vins présentés à Bruxelles en 1894. L’époque communiste a fait table rase de ce passé glorieux, mais les responsables de SIS Industries s’en sont inspirés pour bâtir le nouveau domaine. Sur les terres achetées à la municipalité de Karnobat (province de Burgas), des parcelles ont été méticuleusement choisies pour planter des jeunes vignes. La moitié des investissements effectués dans le vignoble et dans le chai ont été financés par les fonds communautaires. Et c’est en 2007 que le domaine de Minkov Brothers a été créé. Sa production annuelle est à peine de 200 000 bouteilles, dont 90% vendues sur le marché national, mais ces vins comptent parmi les meilleurs de Bulgarie.

Une longue allée bordée de cyprès nous mène vers le bâtiment principal. Perché sur une colline au milieu des vignes, impressionnant à la fois par sa grandeur et sa légèreté, cet édifice aux toits couleur orange fait penser à ses homologues du Nouveau Monde que l’on trouve en Argentine ou en Californie. Une fois encore, nos hôtes sont là pour nous accueillir en haut des marches d’un escalier de marbre blanc. Une curiosité est palpable des deux côtés. La nôtre sera comblée par une dégustation très réussie. On commence par les vins blancs. Le chardonnay et le sauvignon blanc attirent notre attention, mais aussi le subtil assemblage chardonnay-viognier. Les rouges suivent : la syrah, le merlot, le cabernet sauvignon.

Le porte-drapeau de la marque termine le bal, la Minkov Brothers Cuvée. Plusieurs fois médaillé, douze mois vieilli dans les barriques de chêne français et américain, ce vin est déjà excellent, mais pourra attendre encore cinq ans. On retrouve cette double influence française et américaine dans les noms des huit marques du domaine : Cycle, Le Photographe, Before & After, Oak Tree ou Jamais Vu. Les prix vont (en équivalent euro) de 5,5 à 20 euros, départ cave. « Nous marions la notion du terroir, héritée du Vieux Continent avec la précision et le contrôle des vinifications, qui nous viennent du Nouveau Monde », sourit Ivan Bakalski, œnologue de formation et maître de chai du domaine.

Quelle est, selon lui, la force des vins bulgares ? « C’est le très bon rapport qualité/prix », répond-il sans hésitation. « Mais nous devons encore travailler pour prouver que notre cabernet sauvignon est différent de celui cultivé en France ou ailleurs », précise notre interlocuteur. Il reste sceptique, en revanche, en ce qui concerne les cépages locaux : « Nous testons le mavrud et le rubin [ndlr : deux variétés rouges autochtones bulgares]. Mais nos vignes sont encore trop jeunes pour que le résultat soit concluant ».

Les investisseurs étrangers bien présents

Il est temps de repartir. Nous suivons la fameuse Vallée des Roses, qui s’étend dans le sud du pays, et après plus de deux heures de route vers l’ouest nous voici arrivés à Plovdiv. C’est ici, aux abords de cette ancienne ville romaine que le comte Stephan von Neipperg a choisi de construire de toutes pièces la Bessa Valley Winery. Propriétaire de plusieurs domaines prestigieux dans le bordelais, notamment de Château Canon La Gaffelière, Premier grand cru classé de Saint-Emilion, cet Allemand d’origine, mais Français de cœur, s’intéresse à la Bulgarie au début des années 2000. Le moment est propice, les terres ne sont pas chères. Les Allemands, les Français, ou encore les Italiens s’intéressent au vignoble bulgare. La région séduit notre interlocuteur, ainsi que son associé, le docteur Karl-Heinz Hauptmann. Il aura fallu cinq ans aux deux hommes, pour racheter de petits lopins de vignes aux propriétaires locaux (il y en aura un millier au total !) pour qu’un vignoble moderne de 140 hectares voie le jour en 2006. Le domaine produit 600 000 bouteilles de vin rouge par an, vendues principalement sous la marque d’Enira. En 2016, les premières plantations de cépage blanc, le viognier, devraient voir le jour. Un nouveau test pour Stephan von Neipperg, désireux d’explorer le potentiel encore inconnu de ces vignes.

Le comte se penche sur une vieille carte de la région. « Les anciens savaient bien faire les choses. Quand ils plantaient un vignoble, c’est parce que la parcelle correspondait parfaitement à un cépage choisi. Les sols peu profonds que l’on a ici ne produiront jamais beaucoup de raisin. Mais ces calcaires apportent aussi de la complexité et de la fraicheur à nos vins. C’est cela qui nous intéresse : produire les vins que l’on a envie de boire », ajoute-t-il avec un sourire malicieux.

C’est de ces investisseurs, fussent-ils nationaux ou étrangers, de leurs capitaux, mais également de leur passion, que viendra le souffle nouveau qui permettra aux vins bulgares de trouver leur identité face à la concurrence internationale.

Avec la collaboration de Lubomir Boyadjiev

Avec le soutien de l'Union européenne / Direction générale de l'Agriculture et du Développement rural de la Commission européenne.

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