Europe: le consensus politique allemand mis au défi par la crise grecque

« Diktat », « IVe Reich », « humiliation », « impérialisme ». L’Allemagne et son gouvernement en prennent pour leur grade depuis l’accord conclu lundi 13 juillet à Bruxelles entre les pays de la zone euro autour de la crise grecque. Mais la ligne dure, défendue dans les négociations par le ministre allemand des Finances Wolfgang Schäuble, pèse aussi sur le climat politique dans le pays, jusqu'au sein de la grande coalition au pouvoir à Berlin, où siège aussi le centre-gauche.

Avec nos correspondants à Berlin,  Nathalie Versieux  et  Pascal Thibaut

Traditionnellement, les Allemands s’intéressent de près à l’opinion des pays étrangers à leur égard. La vague de critiques subies par leur pays ces derniers jours suscite donc des inquiétudes. En témoigne l'intitulé du sujet de la célèbre émission de débat « Presseclub », sur la première chaîne de télévision publique (ARD), dimanche 19 juillet : « Le méchant Schäuble : l’Allemagne nouvelle tête de Turc de l’Europe ? » La veille, le quotidien de Munich, Süddeutsche Zeitung, avait consacré une page entière au même sujet, avec des reportages venant de France, d’Italie et d’Espagne, et ce titre : « L’Allemand, haï de tous, fait un comeback en Europe ».

Dans les heures qui ont suivi le sommet de Bruxelles, il y a une semaine, les réseaux sociaux se sont beaucoup mobilisés. Sur Twitter, le hashtag « Thisisacoup » (« c’est un coup d’Etat ») a remporté un franc succès, avec des critiques souvent très rudes contre l’Allemagne. Un appel au boycott de produits germaniques a même été lancé sur Internet la semaine dernière. Les temps ont bien changé, comme le souligne ce week-end le quotidien conservateur Die Welt, qui rappelle l’euphorie d'il y a un an, après la victoire de l’Allemagne au Mondial, grâce à ces footballeurs « cools et intelligents, qui jouaient au foot avec plus de fantaisie que les Brésiliens et consolaient les perdants comme de parfaits gendres ».

Une partie de la population allemande ne comprend pas toutes ces attaques

Il faut le souligner : ces critiques souvent émises dans d’autres pays européens, le sont aussi en Allemagne. Des caricatures allemandes montrent par exemple Angela Merkel terrassant son homologue grec Alexis Tsipras. L’hebdomadaire de gauche Freitag titrait la semaine dernière en Une : « L’aide de l’Europe », avec une photo du Premier ministre grec allongé sur le dos, une botte menaçant de s’écraser sur son visage. Dans sa dernière édition, le magazine Der Spiegel titre aussi : « Diktat ». Et l’hebdomadaire Stern avait affiché la semaine dernière une photo sévère d’Angela Merkel, avec le titre « La reine de glace ». L'hebdo parle de « la femme la plus crainte en Europe ».

Summum des désaveux : le philosophe Jürgen Habermas, très critique - et depuis longtemps - sur la façon dont le gouvernement allemand gère la crise grecque, a estimé que son pays avait « remis en cause en une nuit le crédit politique acquis durant le dernier demi-siècle ». Mais attention, ces critiques ne reflètent pas pour autant le sentiment ambiant parmi les Allemands, qui se sentent blessés par toutes ces attaques. Beaucoup estiment que leurs succès et les recettes qui leur réussissent doivent pouvoir s’exporter. Ils ne comprennent pas des critiques souvent jugées outrancières et injustes envers leur pays. Une majorité d’Allemands soutient le gouvernement Merkel.

Wolfgang Schäuble, l'homme politique de l'année en Allemagne ?

Jusqu’à présent, la situation n’a donc pas égratigné outre mesure la popularité de la chancelière et de son ministre des Finances. Au contraire, Angela Merkel et Wolfgang Schäuble restent extrêmement hauts dans l'opinion, avec près de 70 % d’avis favorables. Si les Allemands n’approuvent pas l’accord intervenu à Bruxelles sur un nouveau plan d’aides pour la Grèce, ils soutiennent majoritairement la façon dont Mme Merkel a géré le dossier.

Dans un sondage paru ce week-end, l'Union chrétienne-démocrate (CDU) de la chancelière est en hausse dans l'opinion, avec 43 % d’intentions de vote. Et lors du vote de vendredi au Bundestag, destiné à donner un mandat au gouvernement allemand pour négocier un troisième plan d’aides pour la Grèce, Wolfgang Schäuble a été applaudi avec ferveur par les députés chrétiens-démocrates lorsque Angela Merkel lui a rendu hommage. Par sa ligne dure, le ministre allemand des Finances permet à la chancelière de tenir des troupes de plus en plus rétives à toute aide supplémentaire à la Grèce. Il lui permet aussi de se montrer plus généreuse.

Mais en Allemagne aussi, la politique reprend ses droits au sein de la coalition

A contrario, avoir à ses côtés un ministre des Finances indéboulonnable, affichant à l'occasion ses « divergences d'opinions » - en ayant prôné ouvertement un « Grexit » -, peut aussi remettre en question la toute-puissance de Mme Merkel sur la scène politique allemande. Pour le magazine Der Spiegel, la chancelière est ainsi « humiliée » par la tournure que son tandem avec M. Schäuble prend actuellement. Le quotidien Süddeutsche Zeitung pointe de son côté que le ministre des Finances allemand est devenu une sorte de « vice-chancelier ».

L'Allemagne a déjà un vice-chancelier. Depuis les législatives de 2013, le gouvernement fédéral est en effet l'émanation d'une « grande coalition » gauche-droite au Parlement, et l'actuel vice-président du Parti social-démocrate (SPD) Sigmar Gabriel est ministre de l'Economie et vice-chancelier. Est-ce complètement un hasard si MM. Schäuble (CDU) et Gabriel se sont livrés, tout au long du week-end par presses interposées, à de vives attaques réciproques au sujet de la Grèce ? M. Gabriel accuse son collègue de manquer de raison. Wolfgang Schäuble s’est mis le SPD à dos en évoquant la possibilité d'un « Grexit » temporaire lors de la dernière négociation en date avec le Premier ministre grec, estime-t-il.

Angela Merkel, Sigmar Gabriel, Wolfgang Schauble : trois têtes pour une politique

Au sujet de l'attitude à adopter face au gouvernement grec d'Alexis Tsipras, Sigmar Gabriel a également laissé entendre publiquement qu’un lourd conflit entre Angela Merkel et son fidèle ministre des Finances avait eu cours, et que M. Schäuble aurait même pensé à démissionner. La démission est toujours possible en cas de désaccord, mais il n'y pense pas, a répondu M. Schäuble en substance, à l'occasion d'un entretien accordé au Spiegel.

Selon M. Schäuble, les divergences d'opinions font « partie de la démocratie ». Le ministre des Finances ne s'est donc pas privé de repousser à son tour le ministre de l'Economie Sigmar Gabriel dans les cordes, l'accusant d'avoir menti quand il a assuré ne rien avoir su de l’option « Grexit » temporaire présentée aux Grecs. Alors, dimanche sur ARD, Angela Merkel a tenté de calmer le jeu : « Je n’ai pas l’intention de poursuivre ces discussions, personne ne m’a fait part de son intention de démissionner. Il faut maintenant se mettre au travail pour mettre en œuvre l’accord négocié. » Mais rarement l’ambiance aura été aussi tendue au sein de la coalition au pouvoir à Berlin. Une conséquence de la crise grecque et de ses répercussions imprévisibles sur la zone euro.

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