De notre correspondant à Kiev,
Le conflit en cours à l’est de l’Ukraine serait une « guerre hybride ». Mi-civile, mi-interétatique. Nouveau mot pour une nouvelle réalité ? Fondamentalement non, à en croire les témoins présents dans le Donbass et ceux qui aux quatre coins de ce que fut l’URSS observent le déroulement du conflit. Ceux-ci relèvent combien tout ce qui se passe dans l’est minier ukrainien ressemble aux conflits séparatistes du début des années 1990 en Géorgie (Abkhazie et Ossétie du Sud) et en Moldavie (Transnistrie), voire à des moments de tension dans les pays Baltes à l’heure où ils allaient prendre leur indépendance. Contexte politique de rupture entre la Russie et les républiques sœurs, invocation de la nécessité de protéger « les siens », diabolisation des mouvements désireux de rompre avec Moscou…
S’agit-il de similitudes à mettre sur le compte d’une histoire commune parfois vieille de 200 ans ? En partie oui. Mais cela ne saurait suffire à expliquer la répétition du phénomène. Et cela est confirmé, rien moins que par un ancien patron du KGB, Vadim Bakatine, qui a dirigé la Loubianka d’août à décembre 1991. Dans ses mémoires, Izbavlenie ot KGB (se débarrasser du KGB), publiées en 1992 (en russe), le maître-espion révèle que les mouvements séparatistes de la période autour de la chute de l’URSS n’ont pas émergé tout seuls : « Le KGB était derrière la création de fronts à l’intérieur des Républiques de l’Union, dans celles qui se montraient désobéissantes envers le centre. » Ces « fronts » ont été créés généralement en jouant des différences ethniques au sein desdites Républiques.
Fédéraliser le pays
Voilà pour le pourquoi. A considérer l’histoire de la Géorgie ou de la Moldavie depuis la fin des conflits sécessionnistes avec certaines de leurs provinces, il apparaît qu’il s’agissait pour Moscou moins de punir les Républiques « désobéissantes », voulant leur indépendance en l’occurrence, que de créer un outil pour les garder dans son giron. « C’est ce que nous observons aujourd’hui chez nous, nous explique un haut responsable de la sécurité en Ukraine. Du jour où Ianoukovitch a été renversé, fin février, et qu’un mouvement pro-occidental a pris le pouvoir, les fronts séparatistes ont été activés, en Crimée puis dans le Donbass. »
L’annexion de la Crimée par la Russie, en mars, répondait à un besoin de flatter le nationalisme à l’intérieur du pays. La création d’un front séparatiste dans le Donbass en revanche consiste à obliger Kiev à demeurer dans le giron russe. Le président Porochenko a été contraint d’accepter la signature en septembre d’un accord à Minsk, avec des représentants dits « séparatistes », leur donnant ainsi un début de reconnaissance. Plus tôt dans l’année, le Kremlin plaidait pour un changement de la Constitution ukrainienne, prônant de fédéraliser le pays et d’octroyer aux régions un droit de veto sur les orientations stratégiques, comme de rejoindre l’Otan ou l’Union européenne (UE).
« Diviser pour régner »
Dans ses mémoires, Bakatine donne quelques indications sur la façon dont le KGB crée des entités séparatistes, en s’appuyant autant que possible sur le fond sincère de sentiment national et le désir de demeurer dans le monde russe. « La logique vicieuse du “diviser pour régner” a stimulé la scission de la société dans ces républiques en deux camps irréconciliables et a produit des tensions sociales. Au lieu du dialogue patient et d’une approche calme et mesurée, pour résoudre les conflits entre les républiques et le centre, c’est plutôt la formule "si tu ne veux pas obéir – tu recevras des fronts" qui appelleront à des grèves, à remettre en question les frontières de la république et à critiquer la légitimité du gouvernement », écrit Bakatine.
« Le KGB avait ses spécialistes du 5e département, en charge de l’idéologie et de la lutte contre les éléments antisoviétiques. Ils ont débarqué en Azerbaïdjan à la fin des années 1980 et ont joué un rôle déterminant dans le conflit que nous avons eu avec l’Arménie au sujet du Haut-Karabagh », se souvient Arastun Orujlu, ex-officier des services secrets azerbaïdjanais, aujourd’hui directeur du Centre de recherche Est-Ouest, à Bakou. Voilà qui explique pourquoi dans l’est de l’Ukraine nous avons vu ressurgir au début du conflit des figures qui étaient actives il y a vingt ans dans d’autres conflits séparatistes. Comme Igor Guirkine (aussi connu sous le nom de Strelkov) ou Vladimir Antioufeïev qui ont fait leur classe dans le séparatisme lors de la guerre en Transnistrie, en 1992.
Une fois le territoire séparatiste plus ou moins conquis dans le Donbass, ces officiers russes ont été écartés. Des locaux sont apparus à la tête des « Républiques populaires », comme Alexandre Zakhartchenko ou Igor Plotnitski qui devraient ce dimanche 2 novembre en devenir les « présidents », respectivement dans les régions de Donetsk et de Lougansk. Car, « ensuite, affirme M. Bakatine, les activités de ces fronts [sont] présentées par le KGB comme une manifestation de la volonté du peuple ».