RFI : Comment expliquer ce plébiscite aujourd’hui alors que le Premier ministre est toujours vivement critiqué dans la population ?
Ahmet Insel : Il y a trois facteurs qui expliquent cette adhésion forte de l’électorat autour de la figure de Tayyip Erdogan. D’abord, c’est une demande de stabilité - Tayyip Erdogan a très adroitement montré que l'autre alternative était l’instabilité et le chaos. Une demande de stabilité économique et de stabilité politique d’une certaine manière. Ensuite, il y a la réussite économique des années 2000. Même si la croissance économique s’essouffle, elle continue à gagner la confiance de l’électorat. Les gens disent, "nous savons ce qu’il a fait jusque-là, donc il vaut mieux continuer avec la même personne que de changer". Les accusations de corruption du coup passent au second plan par rapport à une alternative qui apparaît plus chaotique, plus indéterminée. Il y a aussi une très forte identification de l’électorat musulman pratiquant avec la figure pieuse, active de Tayyip Erdogan. Il a utilisé beaucoup les référents religieux, beaucoup plus cette fois-ci que par rapport aux élections précédentes. Et il veut un peu devenir le fondateur de la nouvelle Turquie pieuse, musulmane, moderne, grande, puissante, une sorte de nouvel Moustafa Kémal.
Le candidat des deux principaux partis de l’opposition, Ekmeleddin Ihsanoglu, a dénoncé aujourd’hui la campagne injuste de son rival. Est-ce qu’il y a des doutes sur le financement de cette campagne ?
L'injustice est en terme de financement des campagnes. Les campagnes étaient totalement déséquilibrées. Le Premier ministre a continué à utiliser massivement les moyens de l’Etat et les moyens de son parti. La loi électorale limite les dons des particuliers aux candidats, mais en comparant le nombre de donateurs, on peut voir que à peu près 5 millions de personnes ont fait des dons sur le compte de Tayyip Erdogan, alors que pour les deux autres candidats, les donateurs se comptent seulement par dizaines de milliers. Donc il y a un énorme décalage entre les moyens de propagande du candidat Premier ministre et des deux autres candidats, à la fois en termes d’utilisation des moyens publics et en termes de moyens financiers. Ça pose un vrai problème de démocratie, mais on ne peut pas dire qu’il y a de l’irrégularité selon la loi.
Le Premier ministre turc devrait donc obtenir les pleins pouvoirs. Y a-t-il des risques de dérive autoritaire comme certains l’accusent déjà aujourd’hui ?
Nous sommes déjà dans la dérive autoritaire. Depuis 2010, le Premier ministre est dans une dérive autoritaire. Il n’aura pas les pleins pouvoirs parce que nous ne sommes pas encore dans un régime présidentiel. Mais ce qu’il a annoncé, c’est d’abord d’utiliser les moyens que lui donne la Constitution pour élargir les prérogatives du chef de l’Etat. Donc nous allons avoir un débat permanent sur la constitutionnalité de l’action du futur président de la République. Deuxièmement, il veut transformer la Constitution pour faire un régime présidentiel. C’est là où les pleins pouvoirs dont vous avez parlé risquent d’arriver légalement, massivement. Surtout que son projet de régime présidentiel n’est pas du tout un projet à l’américaine, c’est plutôt un projet de régime présidentiel à la manière russe, c’est-à-dire sans vrai contrepouvoir.
Avec cette concentration du pouvoir, y a-t-il un risque qu’il n’y ait plus d’opposition, qu’il n’y ait plus de contrepouvoir ?
Le risque, c’est que la séparation du pouvoir va être remise en question, la justice plus particulièrement. Les médias sont en partie verrouillés, pas totalement heureusement. L’opposition continuera à travailler, il ne peut pas éradiquer l’opposition. La particularité de la Turquie, c’est qu’effectivement les bribes de démocratie continueront à exister, mais nous aurons un régime où l’autorité massive du président de la République va peser sur l’opposition et verrouiller les moyens d’opposition de l’opposition. Il ne va pas aller jusqu’à interdire et transformer le régime en un régime de parti unique, mais nous vivrons dans un régime d’apparence démocratique et de réalité fortement autoritaire.
Et au niveau des droits des citoyens, est-ce que l’on peut craindre qu’il serre encore plus la vis ?
On peut craindre certaines limitations des droits fondamentaux, plus particulièrement le droit d’opinion, de liberté de la presse. Déjà le régime est en train d’user et d’abuser de ses moyens pour pouvoir utiliser la justice et la police pour éliminer, pour bâillonner les voix qui le dérangent. Nous sommes déjà dans ce régime-là. La crainte, c’est l’installation définitive de ce qui est déjà en cours. Nous sommes dans une démocratie aléatoire et l’aléa peut devenir encore plus fort que dans les dernières années.
Pour la première fois, ce scrutin était au suffrage universel. Est-ce que les électeurs s'étaient mobilisés aujourd’hui ?
Normalement en Turquie, aux élections locales et générales, la participation est très forte, au-delà de 80 %, 85 %. Mais cette fois-ci, nous sommes en plein été, il fait très chaud. Les résultats sont connus d’avance. Le premier tour de l'élection présidentielle a déjà eu lieu aux élections municipales du 30 mars dernier. C’est là où il a gagné la véritable bataille électorale présidentielle, le Premier ministre sortant. Il est possible qu’il y ait une participation moins forte, mais quand on dit en Turquie participation moins forte, ce sont des participations très honorables par rapport aux moyennes européennes, à coup sûr supérieures à 70, et même 75 %.