RFI : Kiev est à nouveau ensanglantée. Est-ce qu’il faut y voir un lien avec l’arrivée de la mission diplomatique européenne ?
Hubert Védrine : Non. C’est plutôt la situation sur place qui fait que la mission n’a pas pu s’y rendre dans les conditions prévues. On est au cœur de la crise et au cœur d’un événement tragique. Il faut essayer d’en comprendre l’origine si on veut essayer de trouver une issue.
Ne peut-on pas imaginer par exemple que l’opposition ait voulu redoubler de vigueur au moment où les ministres français allemand et polonais arrivaient ?
Tout est possible dans des situations comme ça, des situations d’affrontements aigus, pas encore tout à fait de guerre civile, mais enfin… Il y a des éléments qui y ressemblent. Dans chaque camp, il y a évidemment des gens qui essaient d’utiliser les opportunités du calendrier, des contacts, des visites, des images. C’est classique. La question est de savoir qu’est-ce qu’on peut faire par rapport à ce pays.
Ce qui surprend depuis quelques jours c’est qu’on assiste à une sorte d’aller-retour entre des trêves précaires et des vagues de violence. Dimanche, il y avait eu l’évacuation de la mairie de Kiev. On pensait alors que le calme allait peut-être revenir. Est-ce que cela veut dire que le pouvoir hésite à la manière dont il doit réagir ?
Je pense en effet que le pouvoir hésite. Les opposants doivent hésiter eux-mêmes. Il y a plusieurs stratégies de part et d’autre. Mais je crois qu’il faut revenir au fond du sujet. Nous avons affaire en Ukraine à un régime qui est évidemment un régime corrompu, un régime qui gouverne très mal, qui a fait stagner l’Ukraine alors que beaucoup de pays de l’ancienne Europe de l’Est se sont développés, des pressions russes qui sont évidentes.
Il y a également, dans une partie grandissante des classes moyennes ukrainiennes et notamment urbaines, et notamment à l’Ouest, une aspiration à une ouverture, une modernisation du pays… Tout ça est tout à fait évident. Mais il faut reconnaître aussi que c’est un pays objectivement divisé. Entre un tiers et plus du pays se considère comme quasiment plus Russe qu’Ukrainien. Il y a donc un fond de division dans ce pays. Pour comprendre ce qui se passe il ne faut pas simplement examiner la crise immédiate avec ses tragédies et ses rebondissements heure par heure. Il faut comprendre cette question.
Depuis l’indépendance de l’Ukraine, depuis que l’Ukraine s’est détachée de l’Union soviétique – ce qui était un traumatisme pour les Russes puisque l’Ukraine faisait partie historiquement de la Russie depuis plus longtemps que la Bretagne fait partie de la France – c’est un élément fondamental que les Russes n’ont jamais tout à fait digéré et notamment la partie des Ukrainiens qui se considèrent comme Russes qui sont à l’Est, sans parler de la Crimée tout à fait dans la Russie avant. Il y a ainsi un fond de divisions. Il y a à la fois à une sorte de légèreté de la part des Occidentaux d’avoir fait miroiter depuis quinze ans l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan – surtout l’équipe Bush aux Etats-Unis – ou l’entrée dans l’Union européenne, notamment à la demande des Polonais, comme si c’était facile.
Quelque part c’est une erreur de vouloir obliger ce pays à choisir. Ce n’est pas possible. D’un autre côté, on ne peut pas tolérer ce qui se passe. Mais il faut relier l’élément de fond et la crise aiguë actuelle. Je n’excuse en rien ce régime qui est très mauvais, naturellement. Dans la réplique, je ne pense pas qu’on puisse durcir, durcir, durcir… Je ne crois pas du tout, par exemple, à l’efficacité de sanctions. Elles seraient humiliantes et inutiles en même temps. Il faut donc traiter ça politiquement.
La seule clé finalement, pour sortir de cette crise, c’est la négociation avec la Russie qui est partie prenante dans cette situation ?
Dans l’idéal, il faudrait que les Européens aient une vraie position commune. Et le fait que les ministres français, allemand et polonais étaient prêts à y aller, était un très bon signe. C’est le fameux Triangle de Weimar.
C’est le bon trio, selon vous, ces trois ministres ? Le Triangle de Weimar c’est mieux que l’Union européenne toute entière ?
Non, c’est un starter ! C’est pour démarrer. On ne va pas monter une visite de 28 ministres. Donc c’est une très bonne façon de démarrer. Mais, dans l’idéal, il faudrait que les Européens aient une position commune, qu’ils soient en accord avec les Américains et qu’il s’agisse de parler, pas uniquement avec le président ukrainien mais aussi avec Poutine. Pour ne pas être en train de rompre avec Poutine sur la Syrie. De même que, quand on pense à la Syrie, il ne faut pas être en train de rompre avec Poutine sur l’Ukraine. Il faut reconstituer la possibilité d’une vraie discussion politique au plus haut niveau en Europe sur cette question.
Votre successeur au Quai d’Orsay, l’un de vos successeurs Dominique de Villepin, affirme ce matin que le risque en choisissant les sanctions et la division, c’est d’arriver à une situation égale à celle qu’il y a aujourd’hui en Syrie, avec une opposition qu’on ne peut pas soutenir parce qu’on ne sait pas exactement qui est dedans et un pays divisé. Est-ce que vous soutenez cette comparaison ?
Non, je ne soutiens pas la comparaison, mais je soutiens la mise en garde sur les sanctions. C’est tout à fait rare que les politiques de sanction donnent de bons résultats. Ça n’en donne aucun ou elles sont contournées. Ça donne des résultats qui sont l’inverse de ce qu’on recherche… Et je trouve assez étonnant d’ailleurs, que l’Occident ait toujours cette espèce de recours presque automatique de vouloir sanctionner et punir ceci, cela. On n’a pas exactement les moyens de nos émotions en réalité dans la géopolitique d’aujourd’hui. Donc, je ne pense pas que ce soit une bonne voie.
En revanche, renouer le dialogue politique, même si c’est périlleux, même si c’est humainement et humanitairement douloureux, je pense que c’est ce qu’il faut tenter. Et je le répète, ne pas obliger l’Ukraine à un choix impossible. Que l’Ukraine puisse développer ses relations économiques, aussi bien avec l’ensemble européen qu’avec l’ensemble russe sans avoir à trancher clairement, en tout cas pendant des années, pendant qu’ils essaieraient de se relancer.
►Edition spéciale Ukraine sur RFI vendredi 21 février, de 6h TU à 6h30 TU