Hubert Védrine: «On a eu bien de la chance qu'il n'y ait pas eu pire que Poutine»

Vladimir Poutine a donné hier, jeudi 19 décembre, sa conférence de presse annuelle. Et cette année, le président russe a surpris tout le monde en annonçant qu’il accordait sa grâce à Mikhaïl Khodorkovski et aux Pussy Riot. Hubert Védrine, ancien ministre français des Affaires étrangères, réagit à ces annonces et évoque les tensions diplomatiques qui règnent entre l'Union européenne et la Russie sur l'Ukraine.

RFI : Comment expliquez-vous ces décisions ? On dit beaucoup que c’est pour améliorer son image dans la perspective des Jeux olympiques d’hiver. Y a-t-il d’autres explications ?

Hubert Védrine : Il y a peut-être un lien, mais sinon en temps ordinaire, je ne pense pas que la question de son image en Occident soit son problème numéro un. C’est quelqu’un qui a quand même une très grande autorité, qui est encore très soutenu – moins qu’il ne l’a été dans ses premiers mandats où il avait une popularité autour de 70% en permanence – parce que les Russes ont gardé le souvenir du chaos qui a suivi la fin de l’URSS et la période Eltsine. On a d’ailleurs bien de la chance que, compte tenu de la situation dans laquelle les Russes ont vécu à partir de 1992 après la fin de l’URSS, il n’y ait pas eu pire que Poutine en Russie... Nous, en Occident, spécialement en Europe et beaucoup en France, on juge Poutine par rapport à nos critères. Du point de vue de nos critères, il est intensément critiquable mais cela ne conduit pas une analyse tout à fait réaliste de la Russie d’aujourd’hui ou de ce qu’est Poutine. On ne peut pas avoir comme seule attitude, je parle pour les médias comme pour le monde politique, de détester Poutine, c’est un peu court. La Russie est toujours là. Poutine est contestée maintenant par une frange des classes moyennes urbaines supérieures qui voudraient un système plus à l’européenne.

Des bobos russes...?

Oui, c’est vous qui le dites. Mais sociologiquement, c’est un peu ça. Electoralement, c’est un peu ça. Il garde une assise forte. Quand il veut restaurer le crédit de la Russie, que la Russie soit à nouveau respectée, y compris en employant systématiquement une sorte de pouvoir de nuisance. Il est quand même assez soutenu. Dans le cas de la Syrie, c’est évident qu’il est soutenu. Quand il dit qu’il y aura un régime effrayant après, qui va réveiller l’extrémisme musulman y compris en Russie où il y a 20 millions de musulmans... Donc on se trompe beaucoup en Europe. On voit Poutine comme une sorte de despote terrible qui va être renversé par des manifestants urbains, mais ce n’est pas du tout le cas. Et l’Allemagne n’a pas du tout cette politique là par rapport à la Russie.

Jeudi, au cours de cette conférence de presse, Vladimir Poutine a dit : « Il est important pour moi, non pas de critiquer les valeurs occidentales, mais de défendre notre population contre certaines pseudo valeurs que nos concitoyens ont du mal à accepter ». Est-ce un paramètre que les Européens ont du mal à comprendre ou est-ce au fond une forme de baratin ?

Du point de vue des Russes, ce n’est pas du baratin. Que les Occidentaux ne comprennent pas ça, c’est évident. Les Occidentaux, cela fait quand même deux ou trois siècles qu’ils pensent qu’ils apportent le progrès et la civilisation, qu’ils pensent que c'est à eux de le répandre dans le monde. Il y a plusieurs siècles c’était l’évangélisation. Après le code civil, puis la modernité, puis après les droits de l’homme. Les Occidentaux, à tort ou à raison, ça dépend des cas, se sentent chargés de répandre leurs valeurs qui sont à leurs yeux universelles. Alors que les autres puissances comme la Chine, par exemple, ne parlent pas de valeurs chinoises universelles. Ils sont moins prosélytes. L’Occident est prosélyte, historiquement, philosophiquement. Donc on a du mal à admettre ça. Puis le relativisme peut conduire trop loin. On le voit bien avec les débats sur le différentialisme dans les sociétés européennes, ça peut aller trop loin aussi. Moi, je suis pétri de valeurs occidentales et je comprends très bien. Mais si vous tombez sur un peuple, une nation, un dirigeant qui dit : « Nous, on a des valeurs mais ce ne sont pas tout à fait les mêmes, vous pouvez vous indigner mais ça ne change rien ». La question pratique est : est-ce que Poutine représente les Russes quand il dit cela, quand il le dit sous la forme que vous venez de citer, qui est plus habile que certaines déclarations agressives qu’il fait souvent. Je pense qu’il a une majorité de Russes derrière lui.

Est-ce que François Hollande a raison de ne pas aller à la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Sotchi ?

Moi là-dessus, je pense que comme sur une série de sujets délicats, comme est-ce qu’il faut recevoir le Dalaï Lama ? Dans l’idéal, il devrait y avoir une position commune des Européens. C’est mieux que d’avoir des positions dispersées.

Dans l’idéal, quelle serait cette position, d’y aller ou de ne pas y aller ?

D’y aller. Je ne vois pas au nom de quoi, même s’il y a tel ou tel point qui est choquant, même si on milite contre tel aspect de la politique russe... En tout cas les Européens ne se mettraient évidemment pas d’accord sur un boycott. Ce serait accélérer la marginalisation de l’Europe. On n’est plus le centre des choses. Il n’y a d’ailleurs pas d’autre centre. C’est un monde sans centre dans lequel on est, une sorte de mêlée générale. On n’a plus tout à fait la capacité même si on est entièrement convaincu de la validité de nos valeurs démocratiques, etc... on n’a plus la capacité de l’imposer partout. Vous êtes à RFI, vous le savez bien. Vous entendez ce débat sur les cultures. Enfin, en tout cas, ce serait mieux de rechercher une position commune.

Le nouveau ministre allemand des Affaires étrangères a jugé « révoltante » la manière dont la Russie a exploité la situation d’urgence économique de l’Ukraine. Est-ce qu’il a raison ou est-ce qu’il est naïf ?

(Rires). Il est tout sauf naïf. Je pense sur l’Ukraine que c’est un pays objectivement divisé. Il y a une partie de l’Ukraine qui est clairement russe, y compris la Crimée qui était en Russie, c’est Krouchtchev qui avait rattaché la Crimée à l’Ukraine puisqu’il était dirigeant soviétique mais d’origine ukrainienne. Donc il y a un gros tiers de l'Ukraine et c’est là où est la richesse, les grandes industries, qui est en quelque sorte liée à la Russie. Et il y a une partie de l’Ukraine qui se sent vraiment européenne historiquement, qui était liée à la Pologne et à d’autres pays. Qu’est-ce qu’on va faire ? On va passer notre temps à essayer d’écarteler ce pays ? Je pense que ce n’est pas raisonnable. Le comportement russe par rapport à l’Ukraine est brutal, cynique. Ils se servent des besoins financiers de l’Ukraine. C’est pour cela que le ministre allemand est fâché parce que, au fond, ils se servent de cet atout.

Poutine a su faire ce que l’Europe n’a pas su faire ?

Exactement. Donc est-ce que ce ne serait pas raisonnable d’essayer de faire une sorte de deal avec Poutine ? Mais il faudrait avoir un rapport de travail avec Poutine que les Occidentaux n’ont pas parce qu’ils avaient tout misé sur Medvedev et ils sont déconcertés et furieux depuis que Poutine est revenu, etc. A commencer par Obama, ce n’est pas qu’une question européenne. Ce serait raisonnable de laisser l’Ukraine tranquille quelques années, de faire un peu comme ce qui s’est passé avec la Finlande avant, dans le système Est-Ouest, dans la guerre froide, et permettre à l’Ukraine de développer des coopérations des deux côtés sans obliger les Ukrainiens à choisir. Poutine ne les aide pas en étant tellement dur, en voulant les empêcher d’avoir une coopération avec l’Europe qui est utile, mais l’inverse non plus. Donc il faudrait être plus pragmatique. Les Ukrainiens choisiront dans dix ans.

Le Conseil européen, qui a commencé hier, jeudi, et qui se poursuit ce vendredi, est consacré en très grande partie aux questions de défense et de sécurité. La France a bien du mal à obtenir le soutien que ce soit financier ou opérationnel de ses partenaires européens. Est-ce que l’Europe de la défense est un leurre ? En tout cas, c’est ce que semble penser le Premier ministre britannique, David Cameron. Il dit que ce n’est pas souhaitable.

Lui, c’est différent, il est contre. Il pense que tout doit se passer dans l’Otan et que ce n’est pas souhaitable, ni d’ailleurs possible, qu’il y ait une organisation des Européens en matière de défense. Il faut rappeler que dans les traités européens, il n’y a rien sur la défense. Et pourquoi il n’y a rien ? Il n’y a rien parce que les Européens, après la guerre, ont confié leur défense aux Etats-Unis. Ils leur ont demandé de revenir, y compris la France à l’époque, avant toute la longue séquence gaulliste. Au départ, les Européens ce sont des pays qui, après la guerre, en quelque sorte, ont voulu se désinvestir. Les peuples européens ne veulent pas d’Europe de la défense en réalité. Ils pensent qu’ils n’ont même plus besoin de défense. Quand on parle d’Europe de la défense, c’est un terme trop grand qui fait naître des illusions, donc des désillusions. Ce n’est pas la peine de relancer sans arrêt cette présentation chimérique. Il faut être beaucoup plus concret. Quand je vois par exemple qu’au Conseil européen, ils ont parlé de choses plus précises comme une nouvelle génération de drones, l’acquisition d’avions ravitailleurs, les programmes satellitaires et la cyberdéfense, je trouve cela utile et concret. Mais ça ne concerne pas l’Europe en tant qu’institution, ni même les Vingt-Huit. Ca ne concerne que les cinq ou six pays qui ont des capacités industrielles. Donc si on est plus concret, on sera moins décevant.

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