RFI : Ce vendredi 13 décembre 2013, le président ukrainien a proposé de décréter l'amnistie pour les manifestants interpellés ces dernières semaines. Viktor Ianoukovitch doit rencontrer ce vendredi les leaders de l'opposition. On pourrait avoir le sentiment que le président ukrainien navigue à vue depuis le début des troubles. Le pouvoir ukrainien suit-il fil directeur dans la crise actuelle ?
Annie Daubenton : Non, il ne suit strictement aucun fil directeur, et pas seulement dans cette crise. Kiev ne suit aucun fil directeur depuis les six derniers mois, où la signature de l'accord d’association a été brandie par le pouvoir lui-même comme la seule issue, comme une décision radicale avant, finalement, que Ianoukovitch se dédise huit jours avant le sommet de Vilnius.
Le président, malheureusement, dit chaque jour une chose et son contraire. Il cherche lui-même une issue politique à la crise, une issue pour lui-même, et peut-être pour son pays. Tout au moins, nous pouvons le souhaiter. Mais pour l’instant, c'est essentiellement pour lui-même et son proche entourage.
Protéger ses intérêts, ceux de son entourage, leur fortune considérable. On parle d’une famille, au sens large du terme, à la tête de l’Etat ukrainien, n'est-ce pas ?
Tout à fait. Ce n’est pas au sens large du terme, c’est une famille très restreinte, qui s’est terriblement restreinte durant les deux dernières années de pouvoir de Ianoukovitch, et plus encore à partir des élections législatives de 2012. Qui est cette famille ? Pour être caricaturale - mais là, ça ne l’est pas autant que je le souhaiterais - il s’agit de son fils et des amis de son fils, une bande de jeunes gens pour la plupart, qui profitent des intérêts et des possibilités du « papa ».
Mais dans « papa », il y aussi le « parrain ». Donc, nous sommes face à un clan très restreint, le « clan de Donetsk » [grande ville industrielle de l'est du pays, Ndlr.], qui s’est encore rétréci et qui est en train, finalement, de manger une partie des intérêts des oligarques, eux-mêmes en train de lâcher le pouvoir en même temps qu'ils marchent sur les plates-bandes d’un certain nombre de ministres.
Donc, on peut prendre en considération des choses importantes, à savoir la désertion de certains ministres, la désertion de certains députés du Parti des régions, le parti du pouvoir, etc. On assiste effectivement, sous ce rétrécissement du pouvoir présidentiel, à une sorte d’éclatement du pouvoir national tel qu’il devrait être dans un pays démocratique.
Dans l’autre camp, il y avait à l’origine une mobilisation citoyenne spontanée de la société civile. Puis, sont venus se greffer des mouvements politiques, dont un parti nationaliste, Svoboda, puis la formation UDAR du boxeur Vitali Klitschko, plutôt centré à l’origine sur des thématiques anti-corruption, puis l’alliance de l’ancienne chef du gouvernement Ioulia Timochenko. Ce qui réunit ces trois partis aujourd’hui, c’est quoi ? Le jeu du président Ianoukovitch ? L’ombre de la Russie sur l’Ukraine ?
Il y a deux choses qu’il ne faut pas confondre. Il y a une mobilisation citoyenne, qui est extrêmement importante. Depuis trois semaines, il y a eu des sondages extrêmement sérieux sur cette mobilisation citoyenne. A 90%, elle a dit qu’elle n’était pas engagée politiquement. C’est-à-dire qu’elle se sent libre, si un jour des élections libres ont lieu, de voter pour tel ou tel personnage, fut-il d’ailleurs proche du pouvoir. Il y a là, vraiment, une population disparate.
C’est pour cela qu’on a parlé de près d’un million de personnes sur la place de l’Indépendance le dimanche ?
Absolument, y compris des gens proches du pouvoir, d’où les démissions en chaîne d'ailleurs, parce qu’il y a eu des incompatibilités de postures. En ce qui concerne l'autre opposition dont vous parlez, qui est une opposition parlementaire, elle n’est pas née avant-hier. Elle existe, c’est une opposition qui s’est unifiée face au durcissement du régime et qui, au sein du Parlement, joue le jeu que des députés peuvent jouer au sein d'un Parlement. Elle est formée de trois tendances, qui ne sont pas de force égale.
Parmi les deux plus importantes, il y a celle de Klitschko, très célèbre parce qu'il a été champion du monde de boxe. Ce n’est pas un nouveau venu non plus dans la politique. Il a déjà été candidat à la mairie de Kiev. C'est un personnage charismatique tout à fait pertinent, non corrompu, excusez-moi de le préciser mais dans ce monde-là, c’est quand même important. Il s’est mis d’accord avec Arseni Iatseniouk, le deuxième secteur de cette opposition, sur des bases tout à fait légitimes, c’est-à-dire des élections libres, se battre contre la corruption et la libération des prisonniers politiques.
Se greffe là-dessus un troisième mouvement, que l’on peut qualifier effectivement d’ultra nationaliste, Svoboda, et qui est un secteur quand même très limité dans la vie politique. Aux dernières élections, il a représenté, sur des schémas contestables, moins de 10% de l’expression nationale. Ca reste quelque chose de relativement réduit. Pour l’instant, ils sont associés tous les trois et comptent présenter une candidature unique s’il y a des élections législatives, etc. Il y a là une représentation parlementaire légitime, qui a été élue.
C’est une alliance de circonstance qui va exprimer sa propre ligne politique au moment d’un scrutin, si tant est qu’il soit là dans les jours prochains et qu’il soit bien sûr légal.
Sur la place de l’Indépendance à Kiev, les manifestants sont toujours là. Ils disent vouloir - et pouvoir - tenir encore au moins une semaine. Mais côté autorité, il a semblé ces derniers jours que le ministère de l’Intérieur a demandé à l’armée de s’investir. Faut-il s'attendre à un week-end délicat malgré la table ronde ?
Chaque week-end, et chaque fin de journée, c'est très délicat. Les gens travaillent toute la journée, et le soir, ils mangent une soupe chaude et vont dans le centre de Kiev. Ca fait partie des rituels de la population.
Les autorités espèrent-elles réunir également des troupes ?
Il y a là, effectivement, une difficulté majeure, à savoir que pour l’instant, il n’y a pas ou presque pas de mobilisation pro-Ianoukovitch. Et c’est un problème pour ce pouvoir de ne pas arriver à mobiliser en sa faveur une sorte de contre-meeting, même tout à fait pacifique. Les forces politiques manquent.
Ensuite, il y a un autre problème, ce sont les milices du ministère de l’Intérieur. Certaines refusent de venir à Kiev. Il y a des lieux où les Berkut, les forces d’intervention spéciales, sont prêtes à intervenir mais refusent de frapper leurs concitoyens. Il y a là un problème stratégique. L’armée, qui pour l’instant était restée tout à fait à l’écart de ce conflit, a donc été appelée à se mobiliser.
Ont été appelées à se mobiliser également des forces politiques, c’est-à-dire les représentants du Parti des régions dans toute l’Ukraine. On a demandé aux chefs d’administration locaux de bien vouloir taper sur le tambour pour que les forces arrivent et puissent, non pas arriver à une confrontation, mais faire face à cette mobilisation, qui est grandissante le week-end, dans la mesure où les gens sont plus libres.