A Lyon, des demandeurs d'asile à la rue

A Lyon, comme ailleurs en France, le dispositif d'hébergement des demandeurs d'asile est saturé. L’association Forum réfugiés, qui loge près de 3 000 demandeurs d'asile dans l'agglomération, ne parvient plus à faire face avec les moyens à sa disposition. De plus en plus de demandeurs d'asile se retrouvent à la rue. Les Albanais qui vivent depuis plusieurs mois sous un pont dans un campement dont l’évacuation vient d’être ordonnée par la justice en sont l'une des incarnations la plus visible.

Dans le bidonville de toiles sous le pont Kitchener, à Lyon, avec ses tentes serrées les unes contre les autres, les meilleures places sont protégées de la pluie, mais suffisamment proche du bord pour avoir un peu de lumière. Le sol, en pente, est couvert de galets de la taille d'un poing. Pour tenter de limiter l'inconfort, certains ont installé leur tente sur des palettes de chantier. D'autres se contentent de multiplier les couches de cartons et de tissus.

Le bruit est incessant. Plus de 100 000 véhicules passent chaque jour au-dessus des tentes. En contrebas, les enfants jouent sur le parking réservé aux bus avec pour seul horizon le ballet permanent des voitures et camions. Coincé entre la gare, un complexe multimodal et la Saône, le bidonville est niché dans l'une de ces zones urbaines grises que l'on traverse d'un pas pressé. Avant de venir s'y installer, les Albanais demandeurs d'asile vivaient déjà sous des toiles de tente, dans un recoin proche de la gare dont ils ont été expulsés en juillet. Auparavant, c'était d'un parc tout proche que les Albanais demandeurs d'asile ont été expulsés.

Le poids du Kanun dans l'afflux albanais

Début septembre, ils étaient 115, sous le pont Kitchener. Selon un comptage établi par la police, vendredi 4 octobre, ils étaient 296. « Jusqu'au printemps 2012, nous avions 150 personnes nouvelles par mois. En ce moment, c'est plus de 300 demandes », expose Julien Mahieux, responsable de la plateforme d'accueil des demandeurs d'asile de Forum réfugiés. L’association ne peut plus faire face. « Des places supplémentaires ont été créées ces derniers mois, mais ce n’est pas suffisant. Il y a des territoires saturés, et Lyon en fait partie. La conséquence, c’est que l’on se retrouve avec des populations vulnérables à la rue », regrette Julien Mahieux (*).

Les origines de cet afflux d'Albanais sont difficilement identifiables. L'une des explications avancées tient à la crise économique qui frappe l'Europe du Sud : des Albanais qui, jusque-là, parvenaient à trouver du travail en Italie ou en Grèce viennent tenter leur chance en France.

Autre facteur : le fait que l'Albanie a été retirée de la liste des pays sûrs en avril 2012. Pour certains, c'est l'une des causes de cet afflux soudain : le mot aurait tourné, en Albanie, que l'obtention de l'asile pourrait être facilitée en France. Pour d'autres, c'est au contraire parce que les autorités albanaises se montrent incapables de protéger une partie de la population que le pays n'est plus considéré comme « sûr », et que ces Albanais quittent leur pays en plus grand nombre. Une situation notamment documentée par un rapport de l'ONU sur le Kanun – un droit coutumier dont les origines remontent au XIVe siècle qui « autorise » les membres de la famille d'une victime de meurtre à se venger sur les hommes et les fils de la famille du meurtrier.

A (RE)LIRE : La vendetta, un drame albanais

Jurgen, 15 ans, est arrivé de Tirana début octobre, avec ses parents. Le voyage jusqu'à Lyon n'a pas été particulièrement difficile. « Nous avons pris le bateau à Durès pour l'Italie, et à Turin, nous avons pris un bus », rapporte-t-il. Les Albanais sont en effet dispensés de visa Schengen, s'ils disposent d'un passeport biométrique. « En 1997, mon oncle a tiré sur un policier. Il est fou, mon oncle, alors ils l'ont enfermé dans un hôpital psychiatrique. Et là, il a tué quelqu'un... », raconte-t-il dans un anglais parfait. A l'époque, Jurgen venait à peine de naître, mais les lois du Kanun sont de celles qui ne vous laissent pas de répit. En 1997, le père de Jurgen a quitté son village pour rejoindre Tirana. Mettre de la distance, et croiser les doigts pour que la famille puisse se fondre dans la ville. « Mais l'homme que mon oncle a tué a des fils, et ses fils ont grandi... On ne contacte jamais directement notre famille, mais on nous a fait savoir qu'ils étaient à notre recherche, qu'ils savaient que ma famille était à Tirana. » L'air las, Suzanna, sa mère, lui passe le bras autour des épaules et le pousse doucement en avant. « C'est pour lui qu'on est parti. On vivait dans la peur. C'est lui qu'ils veulent. »

Ceux qui se disent cibles du Kanun ne sont pas les seuls à dénoncer l'incapacité des autorités albanaises à protéger certaines catégories de population. Les parents d'Angela, 14 ans, vivent dans une tente voisine de celle de Jurgen depuis deux mois. A Durès, la famille vivait dans un bidonville. « C'est que... nous sommes des Gitans. Mais nous avions une maison de tôle », insiste la maman. S’ils ont décidé de fuir, c'est parce qu'ils craignaient que leur fille ne soit enlevée pour servir de prostituée à Durès, Tirana ou Turin. « Un homme a commencé à s'intéresser à ma fille. Il nous a fait des cadeaux... Il était gentil au début. Et puis un jour il est venu et a voulu la prendre. Nous avons refusé et prévenu la police. Il l'a su et est revenu avec d'autres hommes, en moto. Il a dit qu'il allait la prendre de toute façon, et qu'on ferait mieux d'accepter », explique la maman. « En Albanie, on est mal traités parce qu'on est des Gitans. Nous pensions que ce serait mieux, ici, en France, mais regardez où on vit... Moi, ça me fatigue, j'ai l'esprit qui ne marche plus très bien. » Dans sa main qui tremble un peu, une boîte de Xanax. La famille a fait une demande d'asile et a obtenu un récépissé d'un mois. Ils ont d'ores et déjà entamé les démarches pour obtenir un récépissé de six mois. Dans l'attente de la réponse, Angela a un peu plus de chance qu'une grande partie des enfants qui vivent sous le pont : elle est inscrite dans un collège de la ville.

Le cycle interminable des évacuations de campements

Jurgen, Angela et leurs familles vont bientôt devoir quitter les lieux. La communauté urbaine, le Grand Lyon, a engagé une procédure pour obtenir l'évacuation du terrain. Le maire du 2e arrondissement, Denis Broliquier (UDI), a lui aussi plaidé pour l'évacuation de ce « campement sauvage ». Il a notamment lancé une pétition, avec le cachet de la mairie d'arrondissement, demandant de « suspendre les domiciliations » de demandeurs d'asile dans l'agglomération lyonnaise.

Fait exceptionnel, le vendredi 11 octobre, le juge Gérard Gaucher, saisi de la demande d'évacuation, s'est déplacé sur les lieux pour constater de ses propres yeux la situation. Hier, mercredi 23 octobre, il a ordonné l'évacuation « sans délai » du site, rappelant dans son jugement que l'Etat a obligation de reloger les personnes évacuées.

Le préfet du Rhône avait pris les devants, en réquisitionnant, au cours du week-end, un terrain dans la commune d'Oullins. Les détails du transfert des Albanais demandeurs d'asile du pont Kitchener ne sont pas encore connus. « On ne sait encore ni quand ils seront transférés là-bas, ni combien de personnes cela concerne », expliquait, mercredi soir, Marie-Noëlle Ferry, l'une des avocates du collectif défendant les Albanais du pont Kitchener, qui précise que des bungalows allaient être installés sur ce terrain vague et que Forum réfugiés sera en charge de l'accompagnement des personnes qui y seront transférées.

Prendre le temps de l'écoute

Mais le déplacement du problème n'est pas synonyme de résolution de la question. « Nous ne sommes évidemment pas pour maintenir les gens dans cette situation. Nous ne nous opposons pas à l'évacuation. Notre souci, c'est : combien de temps va-t-on laisser les gens dans cette situation ? Combien de temps l'Etat français va-t-il continuer à ne pas respecter ses propres lois ? », s'interroge Thierry Malvezin, de Médecins du Monde, qui a vu émerger le phénomène des bidonvilles de toile en novembre 2012.

A(RE)LIRE : Le chantier du droit d’asile en France

Les causes de la saturation du dispositif d’accueil sont à la fois la hausse du nombre de demandeurs d’asile et la durée des procédures. Mais si l’un des objectifs affichés dans le cadre des concertations en cours sur la réforme du droit d’asile est de réduire les délais, les défenseurs des droits des migrants mettent également en garde contre toute tentation de traitement expéditif. « Bien sûr, certains ont des faux récits, des histoires "vendues" clé en main, notamment par des réseaux. Mais c'est une minorité, c'est à la marge », insiste Me Marie-Noëlle Derry, spécialisée dans la défense des demandeurs d'asile depuis une trentaine d'années. « Ces gens ont des récits d’exil sérieux et graves, qui mériteraient que l'on prenne le temps de les écouter, de les étudier. »


ANALYSE : Hébergement saturé, conséquence des délais de procédure

En plus de l'allocation temporaire d'attente (environ 10 euros par jour), les demandeurs d'asile ont – en théorie - droit au logement. Mais le dispositif est saturé, à Lyon comme dans d'autres villes de France. Forum réfugiés, chargé par l'Etat de l'accueil des réfugiés à Lyon, dispose de 1 500 places dans des centres d'accueil pour demandeurs d'asile et centres provisoires d'hébergement. Plus de 1 200 personnes sont de plus hébergées dans des hôtels. Sauf que la « file active » – le nombre de personnes qui sont en cours de procédure – n'a cessé d'augmenter. Alors qu'en 2011, Forum réfugiés accompagnait 2 000 demandeurs d'asile, ils étaient 3 600 en 2012 et, début octobre 2013, 4 000.
Au niveau national, depuis le début 2013, 48 500 personnes ont demandé l'asile en France, contre 43 500 sur la même période en 2012.

A(RE)LIRE : Droit d’asile en France: un système «à bout de souffle»

Et si, d’un côté, le nombre de nouveaux demandeurs d’asile augmente, de l’autre, l’allongement des délais de procédure bloque leur « sortie ». Il faut en moyenne 18 mois pour qu’un dossier soit traité. La demande passe d'abord par l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), où le taux d'admission est extrêmement faible : 9 % des demandeurs se sont vu attribuer l’asile par l’Ofpra en 2012 (l’asile a été accordé à 4 948 personnes, pour 46 267 décisions émises). Ensuite, une grande majorité des déboutés (87,3% en 2012) déposent un recours devant la Cour nationale du droit d’asile (CNDA). Cette fois, le taux d’attribution de l’asile est de plus de 15% (5 680, sur 37 350 décisions rendues en 2012).

Mais si le nombre de demandeurs d’asile a augmenté de 6% entre 2011 et 2012, et que cette tendance à la hausse devrait se vérifier encore pour 2013, il convient cependant de noter que la part des attributions d’asile est en baisse (-6,8% entre 2011 et 2012), et que des niveaux identiques avaient été atteints entre 2003 et 2005, avec plus de 60 000 demandeurs d’asile chaque année.

→ Source : ministère de l'Intérieur, Ofpra, CNDA.

Partager :