Recensement: le grand test pour la Bosnie-Herzégovine

Panneaux publicitaires, spots télévisés et débats enflammés : c’est une ambiance de campagne électorale qui règne en Bosnie-Herzégovine. Pourtant, aucun scrutin n’est en vue mais, à partir de mardi et jusqu’au 15 octobre, les habitants du pays vont être recensés, pour la première fois depuis 1991.

En Bosnie-Herzégovine, un recensement n’est pas une « simple » opération statistique de décompte de la population. Les questions posées sur l’appartenance nationale, la langue parlée, la religion pratiquée – conformes aux recommandations de l’agence européenne Eurostats – alimentent les passions, et tous les moyens sont bons pour convaincre les citoyens de donner les « bonnes » réponses.

Une des vidéos de propagande les plus « agressives », diffusée sur internet, a été réalisée par un centre de jeunes de la petite ville de Gradacac. On y voit trois enfants – deux fillettes voilées et un gamin de six ou sept ans aux allures de chef de famille – déclarer fièrement qu’ils sont « Bosniaques », de religion musulmane, parlant la langue « bosnienne »… Ce « trio gagnant » est hautement recommandé par les autorités musulmanes ainsi que par les partis nationalistes bosniaques. Vendredi, le Reis ul-ulema Husein Kavazovic, la plus haute autorité de l’islam en Bosnie-Herzégovine, a profité de la grande prière pour faire lire dans toutes les mosquées du pays une hutba, un appel contenant le même message.

Côté croate, l’Eglise catholique n’est pas en reste. Monseigneur Vinko Puljic, le cardinal-archevêque de Sarajevo, a solennellement appelé « tous les fidèles, tant en Bosnie-Herzégovine qu’en diaspora », à se déclarer « Croates et catholiques ». Selon toutes les estimations, les Croates, qui représentaient 17,5% de la population du pays en 1991, pourraient ne pas dépasser la barre des 10%, d’autant que le mouvement d’exode vers la Croatie voisine, nouveau membre de l’Union européenne, se poursuit. Cependant, la concentration de plus en plus forte de la population croate dans quelques zones du pays (Herzégovine orientale, quelques poches en Bosnie centrale et en Posavina) pourrait relancer la revendication d’une « entité » spécifique croate, qui disposerait d’une autonomie comparable à celle de la Republika Srpska.

Malgré ce matraquage de propagande, beaucoup de citoyens restent perplexes, comme Mirela, une enseignante de Sarajevo : « Ma famille est de tradition bosniaque, et je crois en Dieu, même si je ne vais pas souvent à la mosquée… Pourtant, j’ai envie de me déclarer simplement citoyenne de Bosnie-Herzégovine. Les divisions communautaires ont fait assez de mal au pays ».

Inquiétude chez les nationalistes

Les nationalistes bosniaques semblent aujourd’hui les plus inquiets, craignant que beaucoup de membres de cette communauté, surtout dans les milieux urbains, choisissent de donner une réponse « citoyenne », privilégiant l’appartenance commune à la Bosnie-Herzégovine au détriment des identités particulières. Ces nationalistes mènent donc campagne en jouant sur la peur des autres communautés : si les Croates se déclarent « Croates » et les Serbes « Serbes », seuls les Bosniaques seraient tentés de ne pas se définir comme tels, ce qui réduirait l’importance relative de la communauté, et donc son poids politique.

En effet, chaque personne recensée définit librement son appartenance nationale. A l’automne 2012, un « recensement test » avait été organisé dans soixante localités de Bosnie-Herzégovine, révélant un résultat inattendu. Pas moins de 35% des personnes interrogées avaient choisi de se déclarer « Bosniens », « Herzégoviniens » ou « Bosno-herzégovinien », plutôt que comme des « Bosniaques », des « Serbes » ou des « Croates ». Si de tels résultats se confirmaient à l’automne à l’échelle nationale, ils pourraient constituer un véritable tremblement de terre politique. En effet, depuis le retour à la paix en 1995, la vie politique du pays est organisée en fonction de l’équilibre entre les trois communautés dominantes.

Avant même le débit des opérations de recensement, les critiques fusent de toute part. Côté serbe, les autorités craignent surtout que les résultats ne mettent en évidence les conséquences du nettoyage ethnique et des déplacements massifs de population opérés durant la guerre. Les associations de la diaspora bosniaque à travers le monde, pour leur part, redoutent justement que ce recensement « n’entérine les résultat du nettoyage ethnique », comme l’affirme Senada Softić-Telalović, une représentante des Bosniaques d’Australie. Normalement, on ne tient compte que des personnes vivant effectivement sur le territoire concerné à l’instant T, mais les expatriés auront la possibilité de se faire enregistrer, via un formulaire électronique, mais les associations appellent ceux qui le peuvent à revenir au pays, afin de « gonfler les chiffres ».

Un recensement déjà contesté

Les modalités techniques du recensement sont elles aussi contestées. Enes, 30 ans, au chômage depuis la fin de ses études d’architecture, avait envoyé sa candidature, mais sans succès. « Pour être pris, il fallait avoir la carte d’un parti. Dans ces conditions, on sait très bien que les résultats seront faussés, les enquêteurs auront pour mission d’influencer les réponses », peste-t-il. Pour parer à ce risque, certaines ONG sont également parties en campagne, comme le groupe Revolt de Tuzla, qui a multiplié les réunions d’information en direction des jeunes, pour les convaincre que l’avenir du pays allait se jouer durant les deux premières semaines de ce mois d’octobre…

Beaucoup d’organisations se sont réunies dans la coalition Jednakost (« Egalité »), qui appelle les citoyens à refuser les catégories ethniques pour affirmer une citoyenneté bosnienne, commune à tous les habitants du pays. Chaque formulaire de recensement aura bel et bien autant de valeur qu’un bulletin de vote.

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