par Cyril Peter
Les membres du réseau Ergenekon étaient tous accusés d'avoir comploté contre l'AKP, le parti islamo-conservateur, au pouvoir depuis 2002. Selon la justice, ils voulaient déstabiliser le pays, en organisant des manifestations et en perpétrant des assassinats qu'ils auraient attribués aux islamistes pour délégitimer le gouvernement en place. Mais au final, ils ont été découverts avant qu'ils ne puissent passer à une action concrète de terrorisme. Des militaires, des politiciens, des journalistes ou encore des universitaires font partie de ces conspirateurs. Vingt et un d'entre eux ont été libérés lundi, mais sur les 275 prévenus, c'est peu.
Sévères condamnations pour les hauts gradés de l'armée
Au moins 16 prévenus ont été condamnés à la prison à vie. L'un des plus connus est le général Ilker Basbug. Cet ancien chef d'état-major des armées a été reconnu coupable de « tentative de renversement de l'ordre constitutionnel par la force ». D'autres personnalités militaires, comme l'ancien chef de la gendarmerie, ont aussi été condamnées à la perpétuité. Côté politique, trois membres du principal parti d'opposition pro-laïcité ont été condamnés à des peines allant de douze à vingt-cinq ans de prison. Tandis que le chef d'un parti nationaliste de gauche fait partie des condamnés à vie.
Le procès Ergenekon illustre, une nouvelle fois, les vives tensions entre les deux principaux courants politiques du pays. D'un côté, l'AKP, le Parti de la justice et du développement, est la formation islamo-conservatrice au pouvoir depuis onze ans. Son leader, le Premier ministre Recep Tayip Erdogan, a engagé une lutte contre les élites laïques du pays pour limiter leur influence. De l'autre côté, la nébuleuse kémaliste rassemble celles et ceux qui se revendiquent de l'héritage politique de Kemal Atatürk, le fondateur de la République laïque en 1923. Ses valeurs sont le nationalisme et la laïcité. Depuis des années, l'opposition laïque accuse l'AKP de porter atteinte à la laïcité de l'Etat.
Entre ces deux courants, l'armée, qui s'est érigée en garant du kémalisme et de la Constitution laïque. Les militaires avaient d'ailleurs écarté du pouvoir les islamistes en 1997. Mais ces dernières années, l'AKP a épuré l'armée, au nom de la lutte contre les élites laïques. Le procès Ergenekon ne fait que renforcer cette dynamique.
Qu'est-ce que le réseau Ergenekon ?
Le nom, déjà, est très emblématique. Dans la mythologie turque, Ergenekon est l'endroit où a été fondée la nation turque, en Asie centrale. Le réseau Ergenekon, lui, a été mis au jour en juin 2007 lors d'une opération antiterroriste à Istanbul. Les enquêteurs avaient trouvé des armes et des explosifs. C'est comme cela que les autorités ont démasqué ce réseau clandestin ultranationaliste dont le but était d'affaiblir l'AKP, le parti au pouvoir.
Selon l'enquête, le réseau était dirigé à la fois par des membres de l'armée et aussi par des intellectuels proches des mouvements kémalistes. Parmi eux, on trouve surtout des journalistes et des universitaires, chargés de la propagande. Mais concrètement c'étaient les militaires qui avaient le pouvoir. C'est en tout cas ce qu'affirment les juges.
En revanche, une partie de l'opposition dénonce un procès exceptionnel, monté de toutes pièces. Les défenseurs de la laïcité et certains militants des droits de l'homme sont furieux. Ils parlent d'une manipulation orchestrée par le pouvoir pour affaiblir certains adversaires politiques de l'AKP. Signe des tensions en Turquie : les manifestations ce lundi devant le tribunal de Silivri, près d'Istanbul. Un important dispositif de sécurité a été déployé. Les forces antiémeutes ont répondu aux jets de pierre par des jets d'eau et des gaz lacrymogènes. Environ 10 000 personnes ont bravé l'interdiction de se rassembler pour soutenir les accusés et dénoncer un procès politique.