Jean Marcou sur RFI: «Les autorités turques sont adeptes du double langage»

A Istanbul, la police anti-émeutes a chargé les manifestants rassemblés sur la place Taksim. A coups de gaz lacrymogènes et de canons à eaux, ils ont repoussé les occupants de cette position clef de la ville. Jean Marcou, professeur de sciences politiques à Grenoble a répondu aux questions de RFI.

A qui obéissent les forces de l’ordre en Turquie ? Est-ce au Premier ministre lui-même, aux autorités locales ou à l’armée ?

C’est au gouvernement et, en particulier, au gouverneur d’Istanbul, qui est un petit peu l’équivalent du préfet français. C’est une organisation qui est assez voisine de celle du maintien de l’ordre chez nous d’ailleurs. A la base, l’organisation administrative turque s’est beaucoup inspirée de l’organisation administrative française.

Actuellement, le gouverneur d’Istanbul est un certain Monsieur Hüseyin Avni Mutlu. Il est en fait le responsable du maintien de l’ordre et il est directement sous les ordres du gouvernement, c'est-à-dire du Premier ministre Recept Tayyip Erdogan.

Le chef du gouvernement turc avait annoncé qu’il rencontrerait demain, mercredi 12 juin, les représentants de la contestation. Lundi, il les avait qualifié de voyous, de pillards extrémistes. Comment analysez-vous ce qui ressemble à du double langage ?

Je crois que, depuis le début, il souffle un peu le chaud et le froid. Il avait d’abord pris la place Taksim et expulsé les manifestants. Ensuite, il a accepté que la police évacue la place Taksim, permettant le retour des manifestants et, plus généralement, l’installation - comme on l’a vu au cours des derniers jours - d’une sorte de « commune » autogérée, d’occupation de Taksim et en particulier du parc Gezi, avec notamment des banderoles affichées un peu partout, y compris sur le Centre culturel Atatürk, qui est un petit peu l’équivalent - toutes proportions gardées - de l’Opéra d’Istanbul.

Ensuite, il a tenu à plusieurs reprises un langage assez dur, notamment depuis qu’il est rentré de sa tournée au Maghreb. Il ne faut pas oublier qu’il a été absent la semaine dernière. A son arrivée à Istanbul, puis à Ankara, il a eu des propos forts, traitant les manifestants de tous les noms et, depuis qu’il est rentré, se pose la question de savoir quel sera le scénario de sortie de crise.

Il a finalement annoncé qu'il irait rencontrer les manifestants. En tout cas qu’il allait rencontrer les représentants du mouvement du parc Gezi. Ce mardi, il a effectivement ordonné la prise d’assaut de Taksim.

Il faut voir qu’il y a, de la part du gouverneur d’Istanbul et du gouvernement, une volonté de diviser le mouvement. Le gouverneur a, en annonçant le retour des forces de police sur Taksin, envoyé un message en direction des occupants du parc Gezi, en expliquant que les forces de police n’interviendraient pas sur le celui-ci, mais qu’elles intervenaient surtout pour chasser des manifestants qui sont appelés «illégaux», «extrémistes», et notamment pour enlever les banderoles qui étaient tendues sur la statue d'Atatürk et sur le centre culturel.

Il y a manifestement une intervention à plusieurs dimensions, sous contrôle, qui essaie de diviser ce mouvement et de tabler sur son essoufflement.

Le président turc, Abdullah Gül, adopte lui aussi cette attitude, après avoir déclaré la semaine dernière qu’il fallait écouter les manifestants, après avoir évoqué des revendications légitimes. Ce même Abdullah Gül a promulgué, lundi 11 juin dans la soirée, une loi qui limite la vente et la consommation d’alcool, ce qui a été vécu comme une provocation par les manifestants. Comment faut-il interpréter ce qui apparaît comme une volte-face de la part du chef de l’Etat ?

Je crois qu’effectivement, Abdullah Gül avait là aussi, un discours à plusieurs entrées. Il y a une semaine, il avait adopté une attitude plus conciliante que celle du Premier ministre sur les événements qui se déroulaient à Istanbul, puis dans toute la Turquie. Il avait annoncé qu’il refuserait peut-être de promulguer la loi sur l’alcool s’il elle s’avérait inconstitutionnelle.

Il avait laissé une porte ouverte quant à la promulgation de cette loi qui a précédé le mouvement et avait mis le feu aux poudres. A présent, il tient un discours et il adopte une attitude beaucoup plus dure, notamment, comme vous l’avez dit, en refusant de promulguer cette loi.

Je crois que les responsables du Parti pour la justice et le développement (AKP) ont montré cette aptitude à parler à la fois un double langage et à parler à plusieurs voix. On a souvent vu Abdullah Gül tenir le rôle du gentil et Recep Tayyip Erdogan tenir le rôle du méchant.

Je crois qu’il y a effectivement une stratégie, à l’heure actuelle contrôlée, qui est manifeste. Ceci étant, ce genre de discours à plusieurs voix peut aussi amener des conflits, parfois, entre les personnes et des dérapages.

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