« La lutte pour le poste de président est reportée à 2018 ». Ce titre tiré d’un magazine arménien, sorti en kiosque cette semaine, résume bien la situation. Après le désistement des principaux partis de l’opposition, Serge Sarkissian, dont le parti républicain a obtenu une victoire écrasante aux législatives avec 69 sur 131 sièges au Parlement, n’a face à lui des candidats peu à même de lui faire de l’ombre.
Arménie prospère, le parti de l’homme le plus riche du pays, Gaguik Tsaroukian, s’est désisté à la fin de l’année dernière. « Plusieurs versions circulent concernant cette décision, et notamment des pressions économiques et politiques », explique David Petrossian, analyste du think tank Caucasus Institute à Erevan. Mais le plus probable, selon le politologue, est que l’homme d’affaire, ayant mesuré ses forces et évalué les dépenses qu’il aurait à engager pour un résultat qui ne lui aurait pas été de toute façon favorable, ait alors décidé de jeter l’éponge, d’autant qu’il continue d’assurer ses positions économiques et politiques grâce à son parti qui représente la deuxième force au Parlement arménien.
L’Arménie, « aux mains d’un groupe de criminels », selon l'ancien chef d'Etat
Les nationalistes de la Fédération révolutionnaire arménienne Dachnaktsoutun ne font pas non plus partie de la course, tout comme le Congrès national arménien, mouvement présidé par Levon Ter-Petrossian, 68 ans. Le premier chef d’Etat de l’Arménie indépendante, candidat malheureux de l’élection présidentielle de 2008, s’est dit trop âgé pour participer au scrutin, tout en précisant que l’Arménie était « aux mains d’un groupe de criminels ».
Levon Zourabian, coordinateur du Congrès national arménien, dénonce un « puissant système de falsifications des élections », aux mains du pouvoir. « C'est un système qui garantit la victoire des autorités dans n'importe quelle campagne. Dans cette situation, il n'y a qu'une solution : créer un large front de consolidation des forces politiques d'opposition, qui pourrait mobiliser les gens pour combattre le régime. Mais nous n'y sommes pas arrivés, regrette Levon Zourabian. Or, participer à cette farce, dans un contexte où il n'y a pas de consolidation des forces politiques, équivaudrait à la légitimer ».
Une élection à valeur de test démocratique
En 2008, la victoire de Serge Sarkissian à la présidentielle avait été contestée par l'opposition. Elle avait déclenché des manifestations massives qui avaient dégénéré en affrontements après l'intervention de la police. Dix personnes avaient été tuées.
Cette fois, il y a une volonté manifeste de la part des autorités « d’éviter que le scénario de 2008 ne se répète », selon Andrei Arechev, spécialiste du Caucase à l’Institut des études de l’Asie centrale et du Caucase, de l’Académie des sciences russes à Moscou. « Les autorités contrôlent la situation dans le but d’éviter des tremblements de terre politiques », explique l’expert.
Dans ce contexte, un seul candidat se distingue face au président sortant : Raffi Hovanassian, le chef du parti libéral Héritage, un Arménien né aux Etats-Unis, petit-fils de rescapés du génocide, rentré au pays il y a 25 ans. Un sondage de l’institut Gallup lui prédit 24% des voix, mais face aux 68% d’intentions de vote accordées à Serge Sarkissian, il ne devrait pas figurer au second tour. Un résultat qui pourrait le pousser à faire sortir ses partisans dans la rue.
Pour autant, Andrei Arechev estime que ses chances sont, quoi qu’il arrive, limitées, au regard de son passé : « Au début des années 1990, il avait été Premier ministre de la République d'Arménie, mais dans la mesure où il est d'origine américaine et qu'il a une orientation pro-occidentale, et même pro-américaine, les chances qu'il fasse un score sérieux sont peu probables ».
Dans ce contexte de faible concurrence, la campagne plutôt calme a été assombrie par la tentative de meurtre contre le candidat d’un parti d’opposition modérée, Paruyr Haïrikian le 31 janvier, blessé à l’épaule. Une enquête est en cours.
Appel au boycott
Autre fait marquant de cette campagne, Andrias Ghukassian est en grève de la faim depuis le 21 janvier. Ce nouveau venu sur la scène politique arménienne, un politologue qui dirige plusieurs radios, âgé de 42 ans, demande l'invalidation de la candidature de Serge Sarkissian et appelle les observateurs internationaux à boycotter le scrutin. « Notre Constitution permet au parti au pouvoir, qui domine le Parlement, de nommer, de promouvoir, et de désigner ses candidats pour tous les postes de fonctionnaires. Cela crée un monopole du pouvoir », explique-t-il, assis dans la tente qu’il a plantée devant l’Académie des sciences de Erevan, emmitouflé dans un gros anorak rouge.
« D'année en année, ils distribuent ouvertement des pots-de-vin avant les élections, obligent les fonctionnaires à voter pour eux. Je considère que de telles actions sont criminelles », affirme Andrias Ghukassian, qui attend les conclusions des observateurs de l’OSCE sur le déroulement du scrutin présidentiel pour décider de la suite à donner à son mouvement.
Une stabilité fragile
L’Arménie est un pays qui souffre depuis 20 ans d'un blocus économique imposé par ses puissants voisins, l'Azerbaïdjan et la Turquie, notamment du fait du conflit territorial du Haut Karabakh. Les indicateurs économiques et sociaux ne sont pas bons dans ce petit Etat enclavé du Caucase du Sud, peuplé de 3 millions d'habitants, sans accès à la mer, qui ne dispose pas de ressources en hydrocarbures contrairement à ses voisins.
Le politologue arménien Manvel Sarkissian estime que dans ces conditions, le soutien au pouvoir en place ne peut pas être massif. « N'importe quel régime a sa base de soutien, précise l’analyste. Ce sont toutes les personnes que ce régime fait vivre. Mais ça ne dépasse pas les 15-20%. Si les gens étaient satisfaits à plus de 50%, cela signifierait que le pays est prospère. Mais nous voyons bien que ça n'est pas vrai, que 70% d’économie parallèle grève le budget national et que 36% de personnes qui vivent en dessous du seuil de pauvreté », constate-t-il.
Une pauvreté qui pousse des dizaines de milliers de personnes à émigrer pour aller chercher du travail ailleurs, en particulier en Russie. Entre 500 et 700 000 travailleurs arméniens vivraient actuellement en dehors du pays. Des personnes qui figurent toujours sur les listes électorales, mais qui n’ont pas le droit de voter à l’étranger. L’opposition y voit une réserve de faux électeurs potentiels pour le pouvoir en place.