Pour expliquer leurs rôles respectifs dans l’affaire des écoutes téléphoniques effectuées par le journal News of the World, Rupert Murdoch lui-même, son fils James et l’ancienne responsable de la branche britannique du groupe, Rebekah Brooks, ont finalement concédé de comparaître devant la commission des médias du Parlement britannique. Le groupe Murdoch est sous une énorme pression politique et médiatique, ainsi que sous le coup de graves accusations. Il cherche donc une stratégie de s’en sortir.
Changer de peau ?
Il semble envisager plusieurs pistes. L’un des scénarios évoqués pourrait consister simplement à changer de peau pour se faire de nouveau accepter sous une forme soigneusement rafraîchie. Pour Francis Balle, professeur des sciences politiques à la Sorbonne, auteur de Médias et société, dont la quinzième édition vient de sortir, l’empire Murdoch réagit pour l’instant « avec une certaine sagesse ». En fermant immédiatement News of the World malgré le risque de perdre ainsi un trésor de deux millions des lecteurs, il a réussi à « crever l’abcès ».
Toutefois, l’abcès crevé ne signifie pas que la maladie est guérie. Maintenant, selon le Professeur Balle, « il va falloir regarder le temps qu’il faudra pour le groupe à faire oublier ses propres dérives et pour ressusciter News of the World sous d’autres couleurs et sous un autre nom ». Autrement dit, la News Corporation « va faire le gros dos pendant un certain temps », mais « continuera d’être un groupe, même s’il fait peut-être de moins en moins d’informations et de plus en plus de divertissement ».
Quitter la Grande-Bretagne ?
Cependant, une telle solution n’est envisageable qu’à condition que Rupert Murdoch réussisse à se maintenir en Grande-Bretagne malgré la tempête, or ce n’est pas vraiment certain. Un autre spécialiste, Tim Luckhurst, professeur de journalisme à l’Université de Kent et ancien rédacteur en chef du journal The Scotsman, pense que le groupe devra quitter le Royaume-Uni, au moins partiellement et temporairement. « J’ai l’impression –explique-t-il– que M.Murdoch et son fils vont perdre leur pouvoir, mais le groupe va continuer ».
Toutefois, « il va peut-être vendre ses journaux en Grande-Bretagne ». Ce sont justement ces journaux qui, de l’avis de Tim Luckhurst, constituent la source du mal qui touche l’empire Murdoch. Selon lui, « si M.Murdoch n’avait pas de journaux en Grande-Bretagne, il n’y aurait pas de problème ». Les soucis du groupe sont une conséquence directe des « pratiques frauduleuses des tabloïds » britanniques. Donc, estime le spécialiste avec une logique de fer, « si le groupe décide de vendre les journaux britanniques, si le groupe décide de quitter la Grande-Bretagne, le problème n’existera plus ».
Partir en Amérique ?
Il est vrai que l’empire Murdoch est loin de se limiter à la Grande-Bretagne. En cas de besoin, il aurait où aller. Principalement aux Etats-Unis, où il est déjà bien implanté. Ceci dit, des tensions se font sentir également du côté américain, à cause de soupçons que News of the World piratait aussi les messageries téléphoniques des victimes du 11 Septembre et de leurs familles. Certains Américains, et pas des moindres, ne cachent pas leur colère.
L’atmosphère autour du groupe commence à devenir dense et lourde. Le sénateur Robert Menendez se montre ferme et menaçant : « Si c’était vrai, nous défendrions d’abord très énergiquement la cause de ces familles qui ont déjà tellement souffert, et puis nous considérerions cela comme une violation de la loi des Etats-Unis ». Et l’on peut être sûr que, le cas échéant, la justice américaine ne plaisanterait pas avec ceux qu’elle jugerait coupables d’offenser la mémoire des victimes du 11-Septembre.
Ainsi, le groupe Murdoch risque potentiellement d’avoir des sérieux problèmes aux Etats-Unis, mais apparemment le risque est moindre qu’en Grande-Bretagne. Pourquoi ? Parce que, comme l’explique le Pr Luckhurst, « le problème aux Etats-Unis est un problème pour la famille Murdoch, pas pour le groupe ». En effet, il n’y dispose pas de journaux comme News of the World qui emploieraient des méthodes de travail aussi détestables. « Aux Etats-Unis –rappelle Tim Luckhurst– le groupe possède des grandes chaînes de télévision, comme Fox News, et personne n’accuse Fox News de pratiques frauduleuses qui existent dans les journaux de Murdoch en Angleterre ».
Colonne vertébrale
Bien que la tentation risque d’être grande au sein de l’empire de Rupert Murdoch de tout changer pour ne changer rien, la situation actuelle pourrait l’obliger à prendre des décisions stratégiques qui risqueraient de toucher sa structure interne. Et puis, les vrais défis pour le groupe sont peut-être ailleurs. C’est ce que semble penser Jean-Marie Charon, sociologue des médias au CNRS. Pour lui, « ce qui est certainement en train de se jouer, c’est la place de l’Europe –et tout particulièrement évidemment de la Grande Bretagne– et la place de la presse écrite dans ce groupe ».
Or, Rupert Murdoch ne semble plus avoir le même flair qu’avant : « Très intuitif, très brillant en termes de stratégie dans les années 1970-80, il ne comprend visiblement pas la manière dont les médias se réorganisent ». Selon Jean-Marie Charon, « il a notamment beaucoup de mal à maîtriser ce qui se passe sur l’internet ». D’où « beaucoup d’erreurs » qu’ils avaient commis dans le domaine. Bref, selon le chercheur, « on a l’impression d’un groupe qui flotte complètement ; on peut dire que c’est probablement la colonne vertébrale de la stratégie de son groupe qui est en jeu ». Et la colonne vertébrale au sens figuré du terme –morale, éthique, déontologique– peut-être aussi…