RFI : Avec ses écrits désacralisant dans Caïn, son dernier roman, José Saramago, avait déclenché une fois de plus une violente polémique dans son pays natal, le Portugal. Est-ce que ce dialogue entre Dieu et Caïn transforme en réalité les écrits bibliques en un véritable roman philosophique ?
Annie Morvan : Oui, Caïn, c’est un roman presque voltairien et le personnage de Caïn est dépeint dans ce livre un peu comme Candide. C’est un mélange de Candide, de juif errant, et de personnages de western puisque Caïn est un personnage qui se promène dans le temps biblique, se promène dans le présent de village en village, et sur un âne.
RFI : Dans ce livre, José Saramago met en évidence la violence qui se trouve dans la bible en y promenant Caïn. On traverse les épisodes les plus marquants : la genèse, l’exode, la conquête de Canaan, le déluge, Sodome et Gomorrhe. Et Dieu apparaît chaque fois comme un dictateur omnipotent, imbu de sa personne. En cela Saramago se révèle comme un être extrêmement rebelle et critique face à la soumission et à la foi qu’implique la religion. C’est ce que l’on ne lui a pas pardonné dans son pays, le Portugal catholique ?
A.M. : Ce que l’on ne lui a pas pardonné depuis très longtemps déjà, parce que ce n’est pas la première fois que Saramago se pose le problème de l’existence de Dieu et de cette impossible coexistence entre les hommes et Dieu. Ca existait déjà dans un de ses tous premiers romans qui s’appelle Le Dieu manchot où un des personnages, le roi Joao V (1706-1750), fait construire un immense couvent pour remercier Dieu de lui avoir donné un fils, ce qui entraîne effectivement des morts, de l’esclavage, des gens humiliés et maltraités pendant cette construction. Dans Le Dieu manchot, il posait déjà l’existence de ce que fait Dieu par rapport à l’humanité et les rapports des puissants et des humbles par rapport à Dieu. Cela lui avait valu d’ailleurs d’être persona non grata dans la ville de Mafra où se trouve toujours ce couvent. Il y avait eu un deuxième scandale provoqué par l’Evangile selon Jésus-Christ qui avait valu à Saramago de décider de ne plus vivre au Portugal parce qu’il avait subi des tracasseries et des harcèlements de la part d’une bonne partie de l’institution ecclésiastique. Donc il était parti s’exiler et vivre à Lanzarote, aux Canaries en Espagne, à la suite de ces polémiques. Et puis, cela a recommencé avec Caïn.
RFI : Saramago, tout le long de sa vie et de ses écrits, était en rébellion contre la religion, contre l’Eglise, mais pas seulement. Il a été aussi un homme assez radical et rebelle par rapport à des questions politiques et même économiques. Je pense par exemple à ce tollé qu’il a soulevé en embrassant la cause palestinienne. En 2002, il déclare « Ce qui arrive en Palestine est un crime que nous pouvons stopper. Nous pouvons le comparer à ce qui s’est passé à Auschwitz ». C’est un écrivain engagé qui a toujours utilisé des mots très forts ?
A.M. : Absolument. Cet engagement, c’est très curieux comment on réagit aux propos d’un homme célèbre quel qu’il soit puisque cette citation que vous venez de faire à propos de la Palestine a été relevée en France et lui y a valu énormément d’inimitié et pas du tout finalement au Portugal, dans l’Amérique latine et en Espagne. Chacun réagit aux propos rebelles et subversifs et politiquement incorrects selon l’état de la pensée ou de l’actualité dans chaque pays.
RFI : Est-ce qu’aujourd’hui, il est compris, le Portugal est fier de son écrivain ?
A.M. : Oui, le Portugal est très fier de son écrivain. Il a été un prix Nobel de littérature, c’est le seul prix Nobel en langue portugaise et les Portugais sont très fiers de lui.
Caïn, de José Saramago, traduit pas Geneviève Leibrich, éditions Seuil.