Depuis quelques années, avec des sujets originaux et insolentes, traités en XXL au grand écran, le cinéma tunisien fait parler de lui, dans la société tunisienne et aux palmarès des plus grands festivals de cinéma au monde. Le Festival qui se déroule jusqu’au 20 avril à Saint-Denis, Paris et en Seine-Saint-Denis, rassemble une vingtaine de films de réalisateurs tunisiens pour proposer au public un grand focus Tunisie, enrichi de tables rondes et d’une journée d’études. Entretien avec Emna Mrabet, cinéaste, auteur, chercheuse et spécialiste du cinéma tunisien ayant collaboré en tant qu’experte du cinéma du Maghreb à cette édition 2019.
RFI : Le Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient (PCMMO) consacre cette année un grand focus au cinéma tunisien. Quelle est aujourd’hui sa particularité ?
Emna Mrabet : Du point de vue de la production, depuis la révolution en 2011, le nombre de films produits a été multiplié par dix. Au début des années 2000, il y a eu une grande période de stagnation quand le président Ben Ali était encore au pouvoir, avec la censure, la stagnation politique, le verrouillage politique. L'arrivée des paraboles avait également provoqué un désintérêt du public pour le cinéma. Le public ne suivait plus la production tunisienne sur grand écran. Depuis la révolution on note aussi l’arrivée de jeunes réalisateurs et surtout de jeunes réalisatrices dont Kaouther Ben Hania, Leyla Bouzid ou Raja Amari – même si cette dernière avait déjà réalisé des films avant la révolution, par exemple Satin rouge, en 2001.
► Lire aussi : La cinéaste tunisienne Kaouther Ben Hania: «Se battre ou devenir folle»
Y a-t-il eu aussi une diversification de styles ?
Oui, cela va du film d’auteur à tendance expérimentale comme The Last of Us (2016), d’Ala Eddine Slim, jusqu’aux grosses productions historiques comme El Jaida (2017), de Salma Baccar, qui a fait 100 000 entrées en 2018, ce qui est un très bon chiffre pour la Tunisie. Sans oublier l’arrivée de deux films d’horreur, un genre jusqu’ici pas du tout exploité par la cinématographie tunisienne, avec Dachra [sélectionné à la Mostra de Venise, ndlr], d’Abdelhamid Bouchnak. Ce qu’il y a aussi de particulier, c’est un nouveau souffle, l’intérêt suscité auprès du public pour le cinéma. Aujourd’hui, en Tunisie, les « blockbusters », ce sont les films tunisiens. Les Tunisiens ont envie de se voir, de voir des acteurs qu’ils connaissent et les producteurs et les distributeurs voient une vraie manne.
Les réalisateurs tunisiens décrochent les sélections et les prix au niveau international : Leyla Bouzid à la Mostra de Venise, Mohamed Ben Attia à la Berlinale, Kaouther Ben Hania au Festival de Cannes, Mahmoud Ben Mahmoud au Caire, à Carthage et au Fespaco. Surtout, ils abordent aussi souvent des sujets très sensibles : l’avortement, le viol, la radicalisation… Dans son nouveau film, Les pastèques du Cheikh, Kaouther Ben Hania ose même situer sa comédie dans une mosquée, faire coexister l’humour cinématographique et la religion. Cette liberté de ton, est-ce aussi une particularité du cinéma tunisien ?
Oui, effectivement. S’il y a une chose sur laquelle tout le monde se mettrait d’accord [après la révolution], c’est cette liberté d’expression, cette liberté de ton. La spécialité du cinéma de Kaouther Ben Hania est cet esprit critique enrobé de sarcasme et d’humour qu’on retrouve dans Le Challat de Tunis et dans ses derniers films. Cette utilisation de l’arme de l’humour comme arme critique aussi par rapport aux sujets polémiques, comme la religion, etc. Cette liberté de ton, on peut la dater à cette phase post-révolutionnaire, mais déjà avant, il y avait une liberté de ton, quelque chose à part dans le cinéma tunisien. C’est un cinéma qui ose soulever les tabous. Bien sûr, sous la dictature, cela a été fait d’une autre façon. On parlait de choses très taboues, mais en filigrane.
► Lire aussi : Férid Boughedir : « Le cinéma est comme une catharsis »
Vous parlez d’un nouvel engouement du public pour les films. Est-ce que les spectateurs trouvent assez de salles de cinéma en Tunisie ?
Le secteur cinématographique en Tunisie connaît aujourd’hui une vraie phase de restructuration, notamment à travers de la construction du nouveau Centre National du Cinéma et de l’Image (CNCI). Depuis sa naissance après la révolution, il essaie de restructurer le secteur. On souffre encore aujourd’hui de la fermeture des salles et du manque de salles. Mais aujourd’hui, on est plutôt dans une phase ascendante, avec environ 17 salles actives, dont onze se trouvent à Tunis. Ce sont surtout les régions qui souffrent du manque de salles, même si cinq salles supplémentaires ont ouvert leurs portes en région. L’autre point positif : le CNCI souhaite promouvoir le cinéma tunisien surtout en région. Des salles des Maisons de la culture ont été équipées en DCP [format numérique standard pour une copie de film, ndlr] pour faciliter la circulation de la production tunisienne en région. Après, on peut noter l’ouverture [en décembre 2018] du premier multiplexe Pathé en Afrique, à Tunis, avec huit salles très bien équipées.
► Écouter aussi : Fatwa, de Mahmoud Ben Mahmoud
Pour conquérir la jeunesse tunisienne pour le cinéma, les plateformes numériques et Netflix sont-ils des vrais concurrents ou est-ce que cela reste complètement autre chose d’aller au cinéma ?
Il faudrait faire une véritable étude pour répondre à cette question. Le manque de salles était aussi lié au problème du piratage. Les films circulaient en dehors des circuits classiques. Mais le cinéma tunisien est beaucoup plus fragile que les grosses productions américaines. Comme les avant-premières ne se font qu’en Tunisie, on peut moins facilement pirater les films tunisiens. Quant à Netflix, il a fait son entrée en Tunisie en 2016, mais a priori les tarifs sont beaucoup trop élevés pour le public tunisien et je pense que l’expérience de la salle du cinéma constitue encore une expérience singulière. Mais les distributeurs ont quand même observé une baisse chez les jeunes de 20 ans ou les jeunes étudiants, mais ils essaient de ramener ce public jeune au cinéma en travaillant aussi avec les scolaires, etc. pour avoir une éducation du regard.
► Emna Mrabet présentera son film À l’aube de nos rêves, sur la jeunesse tunisienne post-révolutionnaire, le samedi 6 avril et le jeudi 11 avril.
► Mercredi 3 avril à 14h15 au cinéma L’Écran à Saint-Denis : table ronde « Femmes et transgression dans le cinéma tunisien ».
► Mardi 9 avril : journée d’études au cinéma L’Écran à Saint-Denis : « Nouvelles dynamiques cinématographiques au Maghreb et au Moyen-Orient ».