RFI : Votre film commence en 1880, Rodin a 40 ans et décroche enfin sa première commande de l’Etat : La Porte de l’Enfer. Le processus de la création est au cœur de votre approche. En tant que cinéaste, quelle est la chose la plus importante que vous avez appris chez Rodin ?
Jacques Doillon : Que ce n’est pas si loin que ça, finalement. Lui, il n’est pas dans l’exécution. Cela veut dire qu’il pourrait dessiner et, très vite, dans la terre trouver une forme définitive. Il se trouve que les dessins aident un peu, mais pas plus que ça. C’est vraiment dans la glaise qu’il va trouver la vérité de ce qu’il cherche. Mais, ce travail de recherche peut durer une semaine, un an, sept ans… Le Balzac, c’est sept ans !
Moi, j’ai toujours pensé un peu ça : le travail sur un tournage, de mise en scène, n’est pas de l’exécution. Je n’ai jamais aimé d’arriver sur un tournage, sachant ce que je vais faire. Avec un film souvent très découpé, avec les douze plans ou les seize plans à faire dans la journée que tout le monde connaît. Quand j’arrive sur un tournage, je ne sais pas ce que je vais faire.
Je recherche une mise en place – avec les acteurs, bien sûr. Et quand la mise en place est là, j’ai une petite idée comment je vais filmer cette scène. Alors, je peux montrer aux techniciens ce que nous allons faire. En même temps, je ne veux pas savoir découper une scène. Une scène, c’est du début jusqu’à la fin et les comédiens ne sont pas arrêtés dans leur élan. Donc, je dis : « Moteur ! », et je ne dis pas « coupez ! ». Ou plutôt, je dis « coupez ! », quand la scène est terminée.
Quand on parle aujourd’hui de Rodin, on parle du plus grand sculpteur du XXe siècle, on parle du père de la sculpture moderne. Dans votre « Rodin », on découvre un homme dans la crise de la quarantaine, tiraillé entre les exigences de la société et son envie d’audace, de modernité, de liberté, de vérité. Il est aussi tiraillé entre sa femme Rose et les jolies modèles dans son atelier. Est-ce que votre but était de sculpter un portrait plutôt intimiste de ce géant Rodin ?
Non. C’était bien un géant, mais ce qu’il sculpte est la chair dans la terre. Puis la terre devient plâtre et ensuite le plâtre devient soit une fonte soit un marbre soit une pierre. Rodin est un sensuel. C’est un homme qui a de la sensualité dans son travail et dans sa vie. Evidemment, ces deux sensualités se mêlent.
Si Rodin a un culte pour le nu, et plus particulièrement pour le nu des femmes, il est assez normal que je mêle à la fois sa vie privée, sa passion avec Camille Claudel, sa vie d’« habitude » avec Rose, sa femme, sa vie certainement moins passionnelle et plus sensuelle et plus sexuelle avec les modèles… Tout cela est un tout qu’on ne peut pas démêler. L’extraordinaire serait que sa sculpture soit extrêmement sensuelle et que sa vie soit extrêmement puritaine.
Vous ne résistez pas à la tentation d’offrir aux spectateurs le regard de Rodin sur ses très jolis modèles prenant parfois des poses assez osées, par exemple, pour Iris, messagère des dieux, une œuvre qui, à l’époque, avait fait scandale. Que cela apporte-il aujourd’hui pour la compréhension de Rodin de montrer au grand écran le sexe nu d’une femme avec les jambes écartées ?
Rodin regarde. Il ne se pose pas cette question-là. Ce n’est pas un puritain et pas un provocateur non plus. Il y a une nécessité pour lui. Ce n’est pas que je veux montrer les poses à l’écran, mais Rodin ne peut pas travailler sans modèles. Donc il y a toujours un modèle.
Il a fait au moins 10 000 dessins. Ce qui est intéressant, ce n’est pas le fait que ses dessins sont très érotiques, mais l’audace, la beauté. Ce sont des instantanés, quasiment des dessins « minutes », des « polaroïds ». Il ne regarde que le modèle. Il choisit certainement aussi des modèles capables de se caresser, de s’aimer… Les modèles sont libres et lui, il capte un instant à l’intérieur de ces modèles en liberté. Il n’y a qu’une obligation : de ne jamais prendre aucune pose.
Votre Rodin, c’est un Rodin « à vous ». Incarné par Vincent Lindon, il est à l’opposé de celui interprété par Gérard Depardieu dans le film Camille Claudel sorti en 1988 et réalisé par Bruno Nuytten. Et Izïa Higelin est à l’opposé de l’interprétation d’Isabelle Adjani. Pour vous était-il nécessaire de filmer avec une certaine sobriété, avec un récit linéaire, plutôt conventionnel, sans caméra expérimentale, sans cris de folie… pour révéler votre « vérité » sur Rodin ?
Moi, je ne fais pas un film contre un autre film, ca serait totalement absurde. A la lecture sérieuse, de tout ce que j’ai pu lire sur Rodin et sur Camille Claudel, ce que je donne aux spectateurs, c’est au plus près de comment je les vois.
Le Rodin joué par Depardieu me paraît peu crédible, comme cette espèce d’hystérie qui est dans la Camille Claudel d’Isabelle Adjani, sa façon de la voir. Moi, je vois Camille comme ayant une fantaisie très grande, une drôlerie qui n’est pas petite. C’est une espèce de feu de joie, c’est ce que Rodin dit d’ailleurs : « Dans mon existence si terne, tu es venue comme un feu de joie. »
Donc, ce n’est pas toujours très drôle, la vie avec Rose, en même temps, Rose va avoir son importance toute sa vie. Mais, dans ce moment de passion, je ne peux pas imaginer Rodin tombant amoureux de quelqu’un qui n’ait pas autant de fantaisie que ça. Donc la fantaisie de Camille, non seulement je la revendique, mais je la revendique seulement, parce que je ne peux pas croire à autre chose. Et dans tous les documents qu’on a sur eux, il y a cette fantaisie.
Je filme la Camille qui a entre 20 ans et 30 ans. Je ne filme pas celle qui a 50 ans. Donc c’est un immense regret que plus tard, tout doucement, la maladie mentale va la saisir, va l’emporter et va l’empêcher de déployer une œuvre passionnante. Dans mon film, je ne veux pas annoncer la folie qui va la détruire quand elle aura 50 ans.
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