La bande dessinée s’installe lentement en Afrique du Sud. Il a fallu la création du magazine décapant Bitterkomix en 1992 pour qu’émergent les talents. Son fondateur, Anton Kannemeyer, a suscité des émules. Les jeunes dessinateurs aujourd’hui s’appellent Nathan et André Trantraal, Willem Samuel ou Karlien de Villiers. Cette dernière est l’auteure d’un album autobiographique remarquable, intitulé Ma mère était une très belle femme… qui n’est jamais sorti en Afrique du Sud, à quelques extraits près. Ce retard en dit long sur le décollage difficile du genre.
En effet, c’est un éditeur suisse qui s’est intéressé le premier, en 2006, au travail de Karlien de Villiers. La traduction du texte de l’afrikaans en allemand est due à Danie Marais, à l’époque son mari. Une fois sur le marché européen, la BD a été retraduite en français, en espagnol et en italien, mais pas en anglais !
Cette timidité à rencontrer son public s’explique peut-être par le ton très personnel de l’histoire. La dessinatrice raconte le divorce de ses parents, la maladie puis le décès de sa mère dans les années déclinantes de l’apartheid, suivis par les errances de sa sœur. Nombre des protagonistes vivent encore, qui n’apparaissent pas à leur avantage. Karlien de Villiers a commencé à dessiner ses souvenirs comme une thérapie intime.
En outre, dans un pays où 2 000 exemplaires vendus sont considérés comme un succès, le marché de la BD demeure très modeste. L’artiste travaille comme assistante en arts plastiques à l’université de Stellenbosch. Invitée au festival d’Angoulême, reconnue en France, on a le sentiment cependant qu’elle se voit plus en peintre ou en illustratrice qu’en auteure de BD.
Dans Ma mère était une très belle femme, l’art de Karlien de Villiers consiste à retracer avec justesse des années révolues.
Elle nous rappelle, par exemple, que la télévision a été introduite très tardivement en Afrique du Sud – 1976 – car le gouvernement nationaliste craignait, non sans raisons, la déferlante des séries américaines. L’équilibre linguistique avec l’afrikaans, l’autre langue officielle, s’en trouvait menacé. Et de surcroît une Amérique où certains Noirs occupaient de hautes fonctions ne constituait pas un bon exemple au pays de l’apartheid.
Au hasard des anecdotes (une nounou, une plage, une conversation entre écolières, un cours sur le terrorisme), la ségrégation au quotidien prend corps. A l’endoctrinement à l’école répond les règles strictes que veut instaurer sa belle-mère dans la famille recomposée. Karlien de Villiers a le sens du détail qui fait mouche.
Sa force réside dans l’emboîtement de son enfance sur fond de changement politique, à l’instar des souvenirs de Marjane Satrapi pendant la révolution iranienne. La petite histoire prend du relief quand elle est enchâssée dans la grande. Adepte de la ligne claire, d’un dessin soigné, anguleux à la limite du guindé, comme chez Loustal, adouci par quelques regards très tendres.
On annonce depuis longtemps la publication du deuxième album de Karlien de Villiers, en français, aux Editions Ça et là. Les femmes sauvages traite, entre autres, de ses ancêtres, ces femmes boers connues pour leur courage et leur détermination peu commune, capables de tirer au fusil et d’engendrer une kyrielle d’enfants. Sur le site de l’auteure, cette graphic novel est prévue pour 2017. Encore un peu de patience !
Karlien de Villiers. Ma mère était une très belle femme, Ça et là, édition augmentée 2010.
►Retrouvez chaque mardi Le blog littéraire de Georges Lory.