Etre Noir en Louisiane, selon Ernest J. Gaines

A travers l’histoire d’un justicier noir, le romancier de la Louisiane Ernest J. Gaines brosse en une centaine de pages le portrait de la communauté noire dans l’Amérique profonde. Une communauté dominée, qui se protège en s'auto-punissant, avant que la justice des Blancs ne puisse la rattraper. Auteur de nombreux romans et de nouvelles, Gaines, 84 ans, a été nominé en 2004 pour le prix Nobel de littérature pour l’ensemble de son œuvre.

L’homme qui fouettait les enfants est l’un des romans les plus forts, les plus efficaces, mais aussi les plus brefs de cette rentrée littéraire de janvier. Il frappe l'imagination par son économie de moyens et par son intensité dramatique. On a l’impression de lire une nouvelle, un récit qui se consume d’une seule traite. Par sa construction très efficace, ce roman ressemble à une tragédie grecque, avec unité de temps (deux heures), unité de lieu (la ville fictive de Bayonne) et unité d’action (un meurtre et sa résolution). Sans oubier le chœur populaire qui raconte le passé de la communauté.

Le récit s’ouvre dans une salle de tribunal où un jeune homme vient d’être condamné à la chaise électrique pour braquage et meurtre. Tout d’un coup, retentit la voix d’un homme qui crie haut et fort « Fils », suivie du crépitement d’un pistolet. Le sang gicle du corps du condamné à mort, alors que le chaos gagne le tribunal. L’homme qui vient de tirer n’est autre que Brady Sims, père de la victime et figure incontournable de Bayonne.

Ce vieillard noir, aux cheveux blancs « comme le coton de septembre » qui vient d’abattre son fils en plein tribunal n’est pas n’importe qui. Il suscite parmi la population le respect mêlé d’effroi. C’est pourquoi lorsqu’après avoir commis son méfait il réclame aux adjoints du shérif venus l’emmener au poste qu'il lui accordnet un délai de deux heures avant de l’arrêter, les policiers ne peuvent pas lui dire non. Par ailleurs, il faudra aussi deux heures à l’auteur pour raconter l’histoire, et donner une épaisseur humaine à ce fait divers qui devient, chemin faisant, le symptôme d’une société malade de son racisme, de ses divisions et de ses hiérarchies raciales.

Dans un univers de bayous et de plantations

Né en 1933, le romancier Ernest J. Gaines est l’une des très grandes voix de la littérature africaine-américaine. L'homme a grandi à Louisiane, dans une plantation de canne à sucre où ses ancêtres venus d’Afrique ont vécu pendant des générations, trimé, souffert, se sont émancipés et ont continué de vivre dans le monde clos de ségrégation raciale, de tragédies et de dignité inaccessible. C’est cet univers des bayous et des plantations de canne à sucre et de coton qui sert de cadre à l’œuvre magistrale de Gaines, dont l’action se déroule toujours dans la ville imaginaire de Bayonne, emblématique de ce Sud des Etats-Unis communautarisé où les familles  vivent entre elles, et où le racisme anti-Noir est un réflexe à la fois intériorisé et institutionnalisé. L’homme qui fouettait les enfants, le nouveau roman sous la plume de ce grand conteur classé parmi les « Ecrivains du Sud », ne déroge pas à la règle.

A 84 ans, Gaines fait partie des grands maîtres de la littérature américaine. Il représente pour le monde noir américain ce que Philip Roth représente pour la communauté juive outre-Atlantique, le conteur des heurs et malheurs des siens. Il a manqué de peu, d’une voix, pour obtenir le prix Nobel de littérature en 2004, récompensant l’ensemble de son œuvre magistrale. Cette œuvre est composée de plusieurs recueils de nouvelles et d’une dizaine de romans.

La vocation littéraire de Gaines est née à 15 ans, lorsqu’il a quitté la Louisiane pour suivre sa mère venue s’installer en Californie après avoir divorcé d’avec son père. C'est à la lecture des Maupassant, Flaubert, Tourgueniev, Tchékov et autres grands romanciers internationaux auxquels, adolescent Noir, il n’avait pas accès dans les bibliothèques ségréguées de la Louisiane, qu'il est venu à la littérature. C’est sa volonté de raconter le monde noir connu qu’il ne retrouvait pas dans les romans étrangers qui l’a conduit à se tourner vers l’écriture dès l’âge de 19 ans. Il commence par des nouvelles, mais ce sont ses romans qui l’ont fait connaître, notamment son Autobiographie de Miss Jane Pittman, qui raconte l’extraordinaire destinée d’une centenaire noire née esclave et devenue une ardente militante des droits de l’homme, ou encore Dites-leur que je suis un homme, roman dans lequel une grand-mère s’efforce de donner une leçon de dignité à son petit-fils condamné à mort pour un crime qu’il n’a pas commis.

Angola, prison pour adolescents

Son dernier livre L’homme qui fouettait les enfants est un roman qui sent le blues, la nostalgie, la cruauté, la désespérance et surtout l'acharnement à survivre à la tragédie. Cette tragédie, c’est celle des Africains-Américains, arrachés à leur terre natale, esclavagisés, libérés pour être réduits à des hommes sans statut, auxquels la société ne pardonne rien. Brady Sims est un justicier, symbole d’une communauté qui a retourné sa rage contre soi-même. Elle se punit pour se venger du sort qui lui est fait.

Sims est l’homme qui fouettait les enfants à la demande de leurs parents qui ne savaient pas comment les tenir, comment les protéger contre eux-mêmes, contre le racisme ambiant. Contre surtout la terrible prison répondant au nom aussi exotique que terrifiant d’Angola, où les jeunes Noirs sont envoyés à la première incartade par une justice raciste et blanche. Les adolescents s’en sortent des épaves abruties, endurcies, déshumanisées par les sévices. Les actions punitives de Brady Sims qui a juré que ses fils n’iront pas à Angola, ne réussissent pas toujours à les éloigner du mal.

Gaines restitue progressivement le passé de son personnage, dur et énigmatique. Au bout du voyage, l’explication du meurtre. Elle vaut ce qu’elle vaut, mais elle suscite commisération et empathie. On s’en sort touché par la grâce et la maîtrise de l’écriture de Gaines. Lecteurs, vous ne refermerez pas ce livre sans avoir revu et corrigé toutes vos idées reçues sur les « pères fouettards ».

♦ L’homme qui fouettait les enfants, par Ernest J. Gaines. Traduit de l’anglais par Michelle Herpe-Voslinsky. Editions Liana Lévy, 2016, 112 pages, 12 euros.
 

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