« C’est un spectacle très violent. J’aurai du mal à me remettre. » À la sortie du spectacle, les spectateurs sont visiblement secoués par ce qu’ils ont vu pendant deux heures dans la Cour d’honneur du Palais des papes : « C’est très fort, très contemporain, cela nous parle d’une histoire qui est là, tout le temps. » « Martin devient ce qu’il ne voulait pas être, un nazi. » « L’image où le comédien se retourne face au public et tire sur la foule, c’est bouleversant. Cela rappelle l’actualité, les attentats et tout ce qui va avec. C’est une image qui restera gravée. »
Tapis orange et tremblement de terre
Les Damnés commence avec une scène vide, revêtue d’un tapis orange. Cette couleur plus vive que la lumière d’un phare dans la nuit aurait dû nous prévenir, alerter du danger imminent, mais il n’en est rien. Quand les personnages montent sur scène, accompagnés par un terrible grondement profond comme un tremblement de terre, l’action est déjà bien déclenchée et poursuit inexorablement son chemin.
Sur le grand écran noir au milieu de la scène défilent des images d’archives, les images-clés de la montée et prise de pouvoir du national-socialisme : l’incendie du Reichstag à Berlin, mis sur le dos d’un communiste néerlandais, l’autodafé de livres des auteurs considérés comme « dégénérés » par les nazis, la nuit des Longs Couteaux, les meurtres fratricides entre SS et SA, la création du premier camp de concentration à Dachau pour écraser tous les opposants politiques et ennemis idéologiques…
Le destin de la famille von Essenbeck
Au centre de la mise en scène se trouve le destin d’une famille dominant la sidérurgie allemande, industrie essentielle pour démarrer la machine de guerre. C’est l’histoire de la dynastie von Essenbeck. Confronté à la montée des nazis, le patriarche Joachim von Essenbeck cède finalement aux pressions des nazis pour garder sa position et ses profits. Il sera la première victime, assassinée par les membres de sa propre famille, tiraillée entre l’avidité de l’argent et du pouvoir. Son fils aîné, tombé en héros pour la patrie, a laissé son enfant Martin comme seul héritier. Ce personnage emblématique de la pièce s’avère être un travelo sans morale, doté de surcroît d’un penchant pour ses nièces de 6 et 8 ans et d’une grande fragilité psychologique. Bref, l’héritier du trône sera la proie idéale pour rejoindre les rangs du mouvement nazi…
La psychologie des masses
Pour réussir à merveille son spectacle savant, Ivo van Hove explore les ingrédients sauvages de la psychologie des masses. Les chansons à boire entrent en fusion avec l’hymne des nazis (« Libre la rue pour les bataillons bruns »), les bruits des mouvements de masse et la puissance de Wagner. Pendant deux heures, il nous fait vivre de l’intérieur les mécanismes de la terreur, si bien racontés dans les livres de José Ortega y Gasset, Sigmund Freud, Wilhelm Reich ou Theodor W. Adorno : les brutes amorales aux idées grossières, l’exaltation de la virilité, la camaraderie des plus bas instincts, la force orgasmique du pouvoir, l’organisation de la haine et de la destruction.
L’extase du refoulé
Petit à petit, les six cercueils, installés sur le côté droit de la scène dès le début du spectacle, se remplissent. L’asphyxie et l’agonie des victimes sont filmées et projetées en grands plans sur grand écran. L’orgie de la destruction célébrée par les nazis se déploie d’une manière inéluctable. Et nous sommes pris en témoin, envahis par une scénographie immersive envoyant des images de spectateurs au grand écran, mais aussi des plumes et du sable issus de la scène dans les tribunes du public. On est tous concernés et ciblés par ces forces obscures qui rodent sur la scène et en nous.
Ivo van Hove travaille jusqu’à l’extase le refoulé, les pulsions, l’invisible, le viscéral pour détecter les moments où tout bascule, où l’animal en nous se réveille. La pièce est glaçante, terrifiante, conçue sans scandales ni provocations inutiles. Ivo van Hove installe un glissement perfide vers la terreur absolue. La troupe de la Comédie-Française se met parfaitement et humblement au service de ce récit raconté à la fois sur scène et à travers deux caméras mobiles qui amplifient chaque trait des visages des comédiens.
« J’ai appris à tuer ceux que j’aime »
Les Damnés d’Ivo van Hove, ce n’est ni une adaptation du film de Visconti, ni une simple interprétation de la montée du national-socialisme des années 1930. Le metteur en scène belge fait surgir l’une des facettes les plus sombres de la nature profonde de l’être humain : sa capacité d’écraser l’autre avec une jouissance inouïe. De laisser libre cours à une haine contre tout ce qui est différent de soi-même pour finir à l’anéantir. « J’ai appris à tuer ceux que j’aime », admet Friedrich Bruckmann, le fils spirituel du patriarche, avant d’être englouti à son tour par la machinerie mortelle des nazis.
Rythmées comme une cérémonie religieuse dotée d’une esthétique d’ordre et de pureté à la Leni Riefenstahl, la cinéaste de la propagande hitlérienne, les exactions commises sur scène ne sont en rien limitées dans le temps ou l’espace. Dans une époque secouée par les crises, le renversement des valeurs humaines devient partout possible. « D’abord l’Allemagne et ensuite le monde entier » chantent les sbires des troupes hitlériennes dont Konstantin von Essenbeck, l’oncle de l’héritier Martin, fait partie. Transformé en monstre de la SA avec ses bottes en cuir et son uniforme brun, il brûle d’envie de prendre sa revanche pour les humiliations subies.
« Tant qu’on peut en parler, il y a de l’espoir »
Pour chaque conquête au nom de cette idéologie meurtrière, une partie de l’humanité sera assassinée. Et quand Martin commence à tirer avec son fusil automatique issu des usines von Essenbeck en direction du public réveillant le traumatisme des attentats de Paris du 13 novembre, on a tous compris : nous sommes « damnés » à agir avant qu’il ne soit trop tard.
Comme disait après le spectacle Meng Jinghui, l’un des plus grands metteurs en scène et directeurs de festival en Chine : « Si on peut encore y réfléchir, cela veut dire qu’il y a encore de l’espoir. »
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