Ali Magoudi est psychanalyste, doublé d’analyste politique, caustique et perspicace. Fils d’un Algérien musulman et d’une Polonaise catholique, l’homme s’est imposé comme un écrivain de talent. Il a une quinzaine d’ouvrages à son actif, des ouvrages qui relèvent autant de la psychanalyse que de la politique. Ses publications les plus connues sont ses opus portant sur des hommes politiques, notamment sur François Mitterrand et sur Jacques Chirac. Au premier, il a consacré une radioscopie psychanalytique et au second un portrait qui se veut « total », subtil dans ses déconstructions. Dans son nouvel ouvrage paru cet automne, Magoudi change de registre, passant de personnalités visibles à un anonyme, du champ public à l’intime. Le protagoniste de son enquête n’est cette fois autre que son propre père.
Cette enquête répond au défi lancé par le père Magoudi. « Ma vie est un véritable roman. Quand tu seras grand, je te le raconterai et tu l’écriras », disait souvent le père à son fils, sans pour autant jamais prendre le temps de raconter. Né dans l’Algérie coloniale au début du siècle dernier, l’homme a passé sous silence l’essentiel de son parcours, les motivations qui l’ont conduit à faire tel ou tel choix de vie, ainsi que les conditions de sa venue en France, son engagement volontaire pour travailler en Allemagne pendant la guerre ou sa rencontre avec son épouse polonaise. Abdelkader Magoudi s’est éteint en 1973 à Paris, emmenant ses secrets avec lui.
Un récit familial trou
Le fils devenu depuis écrivain, biographe des grands du monde, n’a pas oublié les paroles du père, mais a dû renoncer dans un premier temps au projet de raconter sa vie, ne sachant pas comment avec les rares souvenirs laissés en héritage reconstituer le roman de son parcours. Mais, trente-cinq ans après la disparition de son père, l’idée d’écrire sa biographie s’est imposée à lui. Telle une obsession. « Pour ma part, je savais que j’étais frappé d’un coup de folie, écrit Ali Magoudi. Il durerait ce qu’il durerait. Des mois certainement, des années peut-être. Il était, néanmoins, vital de me laisser porter par lui ».
Un sujet français est le fruit de l’enquête minutieuse qu’Ali Magoudi a menée trois années durant sur le passé de son père pour compléter le récit familial « troué ». Le résultat est original car l’auteur/narrateur qui parle à la première personne ne se contente pas de raconter ses découvertes. Il les dramatise à volonté en les inscrivant dans le processus de quête qui n’a pas été, comme on peut l’imaginer, un long fleuve tranquille. Il a consulté des milliers de pages d’archives en France, mais aussi en Allemagne, questionné les survivants de la génération de son père de part et d’autre de la Méditerranée, mis la légende familiale à l’épreuve des faits attestés par des documents.
Un Français de droit local
Les difficultés rencontrées par le biographe ont été à la mesure de la complexité de son sujet dont la vie s’est accomplie sur deux continents, entre le Maghreb et l’Europe, épousant les tours et les détours de la grande histoire particulièrement turbulente du siècle écoulé. Or, au dire même de l’auteur, sa principale difficulté n’a pas été de remplir les cases vides, mais de saisir la logique qui donne chair et cohérence à la vie de son père, « anonyme parmi les anonymes ». Une vie faite d’humiliations, de défiances et de réinventions de soi.
Cette logique s’appelle la colonisation. Très vite, le fils a compris que son père Abdelkader Magoudi, né dans l’Algérie colonisée, n’était pas aux yeux de l’administration un Français comme les autres. C'est-à-dire pas un Français de droit commun, mais « un sujet français de droit local » (d’où le titre du livre), qui ne pouvait jouir des mêmes droits que ceux qui ont réduit son peuple à son statut de dominé. Découverte capitale qui permet au fils de comprendre le sens d’une vie organisée pour contourner les effets de cette domination. Les errements, les escroqueries, les fuites en avant du père enregistrées dans les archives officielles et dont l’auteur fait part dans ces pages avec une honnêteté exemplaire, s’inscrivent dans cette contre-logique de défoulement et de défiance qui a été de tout temps l’arme du faible face au puissant.
Vu sous cet angle, le silence que le père Magoudi a si obstinément maintenu jusqu’à son dernier souffle sur son passé se révèle éloquent et subversif. Le « sujet français » peut ainsi s’affirmer comme un « sujet » tout court, maître de son langage et de son discours. C’est sans doute cela la principale découverte de ce livre qui n’est pas seulement une enquête individuelle sur les origines, mais aussi une quête post-coloniale de l’histoire.
Un sujet français, par Ali Magoudi. Editions Albin Michel, 414 pages, 22 euros.