RFI : On attendait cette année Adonis, Haruki Murakami ou Philip Roth. Avez-vous été surpris d’apprendre que le prix Nobel de littérature 2011 a été attribué au poète suédois Tomas Tranströmer ?
Renaud Ego : Non, je n’ai pas été surpris car depuis plus de quinze ans, le nom de Tranströmer est régulièrement cité pour le prix Nobel. A 80 ans, il est l’un des plus grands poètes de notre temps. Ce qui est surprenant, c’est qu’il n’ait pas été primé avant.
RFI : Comment expliquez-vous cette reconnaissance tardive ?
R. E. : J’y vois deux raisons. Tout d’abord, l’Académie suédoise honore rarement ses compatriotes de peur d’être accusée d’avoir fait un choix partial. D’ailleurs, après l’annonce du nom du lauréat, on a pu lire ici et là qu’il s’agissait d’un « prix de complaisance » ! Ce débat est d’autant plus absurde que ces derniers temps, ce sont les admirateurs étrangers du poète tels que l’Irlandais Seamus Heaney ou encore le Chinois Bei Dao qui ont été ses lobbyistes les plus actifs auprès du jury Nobel. Mais si celui-ci a tant tardé, c’est aussi parce que l’œuvre de Tranströmer est close depuis vingt ans. Il n’écrit plus, pour ainsi dire, depuis son accident vasculaire cérébral survenu en 1990, qui l’a beaucoup amoindri.
RFI : Tranströmer est connu dans les pays anglophones en général, alors qu’en France il est totalement inconnu du grand public. Est-ce parce que, comme on a pu l’écrire, il lui manquerait ce « grand souffle poétique » qui caractérise les poètes issus de la tradition française ?
R. E. : C’est tout à fait faux ! Tranströmer est l’homme du souffle, mais sans emphase. Sa poésie est sobre, mesurée, précise. C’est un très grand musicien de la langue. Et musicien tout court. En parfait connaisseur de la musique contemporaine, il sait que le temps des symphonies est désormais révolu. Le souffle symphonique qui implique une confiance absolue dans l’Histoire, comment le retrouver quand on a été contemporain des horreurs de la Seconde Guerre mondiale ? En revanche, il y a une vraie justesse dans la tonalité de la poésie de Tranströmer, une justesse qui est aussi un parti-pris éthique. Tout le génie de ce poète est d’avoir su en faire une esthétique.
RFI : Vous avez signé la postface des œuvres complètes de Tranströmer en français. Elle est intitulée Le parti-pris des situations de Tomas Tranströmer. Pourriez-vous préciser le sens de ce titre ?
R. E. : Ce titre renvoie à Francis Ponge qui, lui, parlait du « Parti-pris des choses ». C’est un texte important sur l’évolution de la poésie en France. Pour Ponge, il s’agissait de revenir au monde-objet en réaction à la poésie surréaliste qui a mis l’accent sur le dépassement du réel par le biais du magique ou du fantasmatique. Sans prendre pour modèle le parti-pris de l’épuisement descriptif de Ponge dont l’univers est peuplé de crevettes, d’oranges, d’huîtres et de prés, la poésie de Tranströmer se caractérise par son souci d’être attentif au plus simple, au plus immédiat de l’expérience.
RFI : Vous avez parlé de la poésie de l’infra réel.
R. E. : En effet. Or, le réalisme de Tranströmer qui décrit le réel dans toute sa banalité - un motel au bord de l’autoroute, la pluie qui martèle le dessus des voitures, un homme qui se rase le matin devant la fenêtre ouverte - est empreint de l’incertitude qui pèse sur les choses. Sa poésie procède de la conscience que le monde objectif en soi n’existe pas. C’est l’observation qui crée la réalité. Le réel surgit à travers nos perceptions subjectives qui sont autant de situations rendant possibles la rencontre entre l’être et le monde. Chacun des poèmes de Tranströmer est une mise en scène de cette rencontre à la fois fondamentale et transitoire.
RFI : Quels sont les grands thèmes de cette poésie ?
R. E. : Le rêve, les grands mystères de l’existence, les saisons, la beauté de la nature. Tranströmer est aussi le poète de la modernité car sa représentation de l’espace naturel est traversée par tous les signes de la modernité industrielle, les villes, les foules, les gratte-ciel, les ascenseurs, les voitures, les autoroutes… Cette représentation n’est pas une exaltation naturaliste, car le poète est conscient de la grande violence qui s’exerce sur les individus à l’époque contemporaine. Finalement, c’est peut-être moins des thématiques qu’une manière d’aborder le réel qui caractérise la poésie de Tranströmer. Son réalisme découle de la générosité de son regard qui englobe du plus infime au plus infini, mais ce réel est en même temps problématisé par la prise de conscience d’un profond hiatus entre le langage et le monde. Nos langues servent à échanger, à communiquer, mais ne permettent pas d’atteindre les choses !
RFI : D’où sans doute ce besoin d’inventer un langage poétique original. Quelles sont selon vous les principales caractéristiques de l’écriture « tranströmérienne » ?
R. E. : Les lecteurs de Tranströmer sont sensibles à son écriture imagée et métaphorique, et en même temps d’une très grande exactitude. Sa poésie procède aussi par ellipses, par silences. Des silences qui ne sont pas des ruptures de sens, mais des articulations, des tunnels de passage entre l’extérieur et l’intérieur. Cette manière d’utiliser le souffle de l’intervalle comme un lien rappelle la poésie chinoise ou japonaise. Ce n’est pas par hasard que Tranströmer a aussi écrit des haïkus.
RFI : Votre poème favori ?
R. E. : J’ai découvert Tranströmer en feuilletant son recueil qui s’intitule Baltiques. C’est l’un des poèmes les plus longs et les plus ambitieux de ce poète. J’y suis attaché car le poète dit dans ces vers l’essence de son expérience de Suédois, tout en étant ouvert sur la totalité du monde. Ce poème est une belle entrée dans la poésie singulière de Tranströmer, habitée par un sentiment cosmique de l’existence.
Baltiques. Œuvres complètes (1954-2004) de Tomas Tranströmer. Traduit du suédois par Jacques Outin. Collection « Poésies », Gallimard, 2004, 377 pages.