Le désert d’Ogaden, Rimbaud et la figure mythique du vainqueur du marathon olympique de Rome et de Tokyo, l’Ethiopien Abebe Bikila, veillent sur le nouveau roman de l’ancien journaliste sportif, Jean Hatzfeld. L’action de ce beau récit d’espoir et de défaillance humaine se déroule dans l’univers trouble du sport de haut niveau. Sur fond de dysfonctionnements et de guerres qui secouent la région de l’Afrique de l’Est. Son héros est un coureur des hauts plateaux du Tigré qui s’inspire des exploits de Bikila et rêve de les égaler, avant d’être balayé par le scandale et la cruauté des médias, promptes à abattre ses héros et ses icônes. Surtout si ceux-ci sont un peu basanés, et qu’ils osent mettre au défi les us et coutumes des Blancs. Il y a quelque chose de la simplicité biblique dans ce livre où s’opposent des archétypes vieux comme le monde : les puissants contre les faibles, les vieux contre les jeunes, les Blancs contre les Noirs. Son titre est d’ailleurs extrait de l’Ancien Testament : « Sentinelle, où en est la nuit ? » La Sentinelle : « Le matin va venir et de nouveau la nuit. » Isaïe, chapitre vingt-et-un.
Dehors, dans un air bleu, nettoyé de la brumaille poussiéreuse
Journaliste et grand reporter à Libération pendant plus de vingt-cinq ans, Hatzfeld s’est fait connaître en publiant sa remarquable trilogie sur le génocide rwandais. Dans le nu de la vie (2001), Une Saison de machette (2003) et La Stratégie des antilopes (2007) relèvent à la fois d’essais journalistiques et d’analyses psychologiques, avec pour point de départ des entretiens réalisés par l’auteur tant avec les rescapés tutsis qu’avec les génocidaires hutus. Hatzfeld s’interroge sur la banalité du mal, la notion de culpabilité et l’impossibilité pour les survivants de renouer avec la vie. Ces récits rappellent quelques-uns des grands livres de témoignage et de réflexion inspirés par le génocide juif. Ils font penser au travail de Primo Levi, de Robert Anselme ou d’Elie Wiesel. L’œuvre de Jean Hatzfeld a été primée par des prix prestigieux (prix Novembre, Fémina Essais, Médicis…). Elle a la caractéristique de puiser l’essentiel de son matériau dans l’expérience de journaliste et de reporter de guerre de l’auteur.
Où en est la nuit qui est paru en début de cette année ne déroge pas à la règle. C’est le troisième roman de Hatzfeld, après La Guerre au bord du fleuve (1999) et La Ligne de flottaison (2005). Son protagoniste, Frédéric, alter ego du romancier, est journaliste et correspondant de presse, parcourant les quatre coins de la planète au gré de l’actualité. Outre leur profession, ils ont en commun le regard plein d’empathie qu’ils portent sur les hommes et leurs faiblesses. Ils sont animés par le même souci de pénétrer « dans le nu de la vie ». C’est ce souci qui pousse Frédéric à tenter d’éclaircir le mystère qui plane autour de la carrière interrompue du coureur éthiopien Ayanleh Makeda.
Une guerre d'usure
Le roman s’ouvre avec de très belles pages sur le désert d’Ogaden (« Dehors, dans un air bleu, nettoyé de la brumaille poussiéreuse, le désert de Somalie s’étendait à perte de vue, plus exactement jusqu’à un horizon incandescent sous la chaleur ») où les Somaliens et les Ethiopiens se livrent une guerre d’usure depuis des décennies.
Venu enquêter sur la guerre, Frédéric rencontre sur la ligne de front un ancien champion de marathon qu’il avait vu triompher dans le stade olympique de Pékin.
Double médaille d’or, Makeda connut la gloire avant d’être déchu de tous ses honneurs à cause d’une sombre affaire de dopage. Les dénégations du champion ne changeront rien aux punitions qui s’abattent sur lui. Inquiets des répercussions possibles de ce scandale sur l’avenir de leurs équipes sportives, les dirigeants éthiopiens décident de l’éloigner du devant de la scène et l’affectent à des tâches subalternes au sein de l’armée nationale. Emu par le sort tragique de ce grand champion adulé en son temps par le public mondial, le héros tente de comprendre ce qui a pu réellement se passer. Ayanleh a-t-il réellement pris des stupéfiants pour améliorer sa performance ? Ou s’agit-il simplement d’une erreur de manipulation des flacons au laboratoire de contrôle ? Frédéric questionne les proches du coureur, son épouse, ses entraîneurs dont un prêtre grec qui avait été le premier à remarquer les talents exceptionnels du futur champion lors d’une course de paroisse. L’enquête conduit le journaliste jusqu’à la lointaine Karlovy Vary, jolie ville de villégiature tchèque où s’est réfugiée la belle Hanna qui fut la kiné personnelle du marathonien d’Ethiopie et la dernière à l’avoir manipulé avant la course olympique fatidique de Pékin. La vérité finira par faire jour, mais malheureusement c’est trop tard pour Ayanleh. Sa chance est bel et bien passée, comme ce dernier n’a cessé de le répéter au journaliste venu l’interroger aux fins fonds de sa disgrâce.
Une dignité à toute épreuve
Hatzfeld peint avec finesse et sensibilité la psychologie des perdus et des perdants. Son Ayanleh est une magistrale figure de coureur « aux semelles de vent » qui ne court pas pour s’arracher à la pauvreté, mais pour « perpétuer un geste ancestral ». Pour Ayanleh, la course à pied, dit l’un des personnages, « est une manière d’être, courir est un moment propice à l’imagination. Il y a du mysticisme chez lui. Parfois, on se demande s’il n’est pas déçu d’apercevoir une ligne d’arrivée, même au bout de quarante-deux kilomètres avec une meute d’adversaires à ses trousses. »
L’homme saura rester digne et altier jusque dans sa déchéance, acceptant avec résignation les punitions que lui réserve le destin. Cette dignité à toute épreuve est la marque de fabrique des personnages de Hatzfeld qui ne se révoltent pas, mais puisent dans leur héritage et leur environnement la force de faire face à l’adversité. Il n’est sans doute pas accidentel si ce roman se termine sur l’évocation de Lucy dont la « tribu fut la première à marcher, et surtout à courir ? Les anthropologues affirment que Lucy courait plus vite qu’une championne olympique d’aujourd’hui. Pieds nus, sans aucune séance de musculation, sans massages… » L’ancêtre des athlètes éthiopiens et kényans qui sut au plus profond de la nuit des civilisations que se mettre debout pour marcher et courir était affirmer son humanité !
Où en est la nuit, par Jean Hatzfeld, édition Gallimard, 217 pages.
Lire aussi :
Le Médicis pour Hatzfeld, le Fémina pour Fottorino, RFI, 12/11/2007
Jean Hatzfeld, invité de « Signes particuliers » sur RFI s’explique sur La stratégie des Antilopes, 1/10/2007