Sylvie Kandé raconte l'épopée de la migration africaine

Sylvie Kandé, professeur de littératures francophones aux Etats-Unis, s'est fait connaître en 2000 en publiant son premier livre Lagons, lagunes. Avec La Quête infinie de l’autre rive, la romancière franco-sénégalaise signe son deuxième ouvrage, au souffle épique. Un roman incantatoire, tout en vers, où le passé scande et éclaire l’actualité tragique du monde noir.

Paru en mars, La Quête infinie de l’autre rive de Sylvie Kandé est un objet littéraire étonnant et original. Une « épopée en trois chants », selon l’auteure, à mi-chemin entre récit historique, tragédie de la dérive d’une jeunesse contemporaine et roman poétique... La richesse et la musicalité de sa langue et la puissance d’une imagination où la mythologie se mêle à l’histoire en font un des temps forts de la fin de cette saison littéraire. C’est un millefeuille d’histoires que propose Sylvie Kandé. Le récit principal s’inspire de la légende d’un souverain mandingue du 14e siècle qui entreprit une expédition navale de grande envergure sur l’Atlantique afin de percer le mystère de l’autre rive. Sans le savoir, il avait mis le cap sur l’Amérique.

Historienne et romancière

Sous la plume de Kandé, cette quête médiévale de l’ailleurs et de l’autre qui finira sur un désastre prévisible, devient la métaphore d’une traversée plus contemporaine, celle des clandestins miséreux du Sud qui viennent échouer sur les rives d’une Europe prospère et inhospitalière. C’est une mise en relation ambitieuse et cathartique qui secoue, bouleverse et surtout fait sens. Nous verrons comment. Mais d’abord deux mots sur l’auteur.

Sylvie Kandé est historienne de formation. Elle enseigne la littérature francophone aux Etats-Unis. Elle s’est fait connaître en 2000 en publiant son premier livre Lagon, Lagunes (Gallimard, coll. « Continents noirs »). Exploration poétique du métissage, ce premier récit mêlait déjà la narration romanesque et la poésie, l’historique et l’autobiographique. Au plus grand bonheur des lecteurs et des critiques littéraires qui avaient salué à l’époque l’entrée en scène de cette romancière talentueuse, mettant en avant à la fois l’exigence et la puissance d’une narration hors du commun. La postface d’Edouard Glissant, le chantre de la créolisation, avait tenu à attirer l’attention sur « l’insondable et l’imprévisible » de cette écriture nouvelle et vertigineuse. On éprouve le même vertige à la lecture du nouveau roman de Sylvie Kandé. Il y a dans les déclamations de la poétesse du Césaire du Cahier d’un retour au pays natal et surtout du Derek Walcot dans Omeros où se mêlent subtilement le récit postmoderne de la traversée homérique et la tragédie de la traite négrière.

Ouvrir le champ de l'imaginaire

Narration à trois temps, le roman de Kandé s’ouvre sur l’histoire de l’empereur Aboubakar II du Mali qui brûlait de l’envie de connaître l’extrême limite des océans. Héritier du légendaire Soundiata Keïta, l’homme était habité par son rêve de connaître l’autre rive. Curieux de se frotter à l’autre, moins en conquérant qu’en ethnologue de soi-même, il affréta deux mille bateaux et prit lui-même leur tête, laissant les rênes du royaume à son successeur. C’est à ce dernier qu’incomba la tâche de raconter le rêve de son père qui ne revint jamais pour raconter les péripéties de son voyage. Les livres d’histoire ne disent pas si les deux mille pirogues réussirent à atteindre l’autre rive, mais la mémoire collective garde le souvenir du courage et du goût d’aventure de ce souverain de légende.

Kandé se situe dans le prolongement de cette mémoire collective en suggérant qu’Aboubakar II était peut-être un Christophe Colomb avant la lettre, proposition qui permet de renverser la réalité historique de la domination occidentale du monde et d’ouvrir le champ de l’imaginaire. « Aboubakar n’a peut-être jamais existé. Ce qui était intéressant pour moi dans ce récit totalement apocryphe, déclare l’auteur, c’était la possibilité qu’offrait cette histoire alternative de dépasser par la poésie la traite esclavagiste et la conquête coloniale dont sont prisonnières à tout jamais les relations entre les deux rives, en l’occurrence l’Afrique et l’Amérique ».

 

Le livre se clôt sur le troisième chant consacré à la traversée de l’Atlantique par les descendants lointains des Soundiata et d’Aboubakar. C’est par nécessité économique que ceux-ci se lancent à la conquête des mers turbulentes contre lesquelles finissent par se fracasser leurs pirogues frêles, tout comme leurs rêves et leurs espoirs. Le rapprochement entre les deux traversées est poétique, reliées par la logique de la faillite, comme l’explique Sylvie Kandé dans un entretien paru sur le site d’Afrik.com : « Il me semble que la signification du poème apparaît mieux si l’on commence la lecture au chant III ; on revient ensuite sur ses pas pour imaginer une aventure ancienne, porteuse de rêve et de liberté, qui fait naufrage ou ne laisse pas de trace écrite dans l’Histoire. »

Les résonances entre ces aventures ancienne et nouvelle passent aussi par le langage poétique de Sylvie Kandé, emprunté à la poésie médiévale. Il est scandé par la cadence hypnotique des rameurs qui imprègne tout le texte et lui donne son souffle épique. Fondée sur l’implicite, le symbolique, le poétique, la narration de Sylvie Kandé appelle une lecture attentive. « Ecrire est de divination. Lire ce qui fut écrit, c’est déchiffrer l’énigme », commentait Edouard Glissant dans la postface de son premier roman. Le commentaire demeure valable malgré les onze années qui séparent les deux livres.


La quête infinie de l’autre rive, par Sylvie Kandé. Editions Gallimard, coll. « Continents noirs ». 107 pages. 13,90 euros

 

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