Au premier abord, Trieste n’offre que le contraste entre son imposante architecture autrichienne et son patriotisme italien, affirmé par les nombreux monuments qui jalonnent la cité. Le golfe de Trieste ferme l’Adriatique, et la ville fut, au XIXe et au début du XXe siècle, le plus grand port de l’Empire austro-hongrois. Elle devint italienne en 1918, mais fut libérée par les partisans yougoslaves le 1er mai 1945, qui l’occupèrent durant 40 jours. Après neuf années d’administration militaire internationale, le « Territoire libre de Trieste » fut définitivement attribué à l’Italie en 1954.
La ville et ses campagnes comptent pourtant toujours une importante minorité slovène, étrangement discrète. En ville, il n’y a pas de panneaux bilingues mais la communauté dispose de nombreuses institutions : écoles, lycée, théâtres, Bibliothèque nationale slovène… Les jeunes Slovènes et les jeunes Italiens ne fréquentent pas les mêmes écoles, pas les mêmes clubs sportifs ni les mêmes cafés, et ont donc bien peu d’occasions de se rencontrer. « On accuse parfois notre communauté d’être fermée, mais nous voulons seulement éviter l’assimilation, et ce sont les Italiens qui ignorent notre langue, tandis que tous les Slovènes sont bilingues », souligne Maja Mezgec, de l’Institut slovène de recherches.
En tout, près de 100 000 Slovènes habitent dans les trois provinces de Trieste, Gorizia et Udine, le long de la frontière avec la Slovénie. Leur droits sont garantis par les accords de 1954, qui prévoyaient la restitution de Trieste à l’Italie et qui régulent aussi les droits de la minorité italienne dans la Slovénie voisine – qui était à l’époque yougoslave.
Ces dernières années, les autorités italiennes commémorent avec emphase les violences perpétrées par les partisans de Tito à la fin de la guerre. De nombreux Italiens du Karst, d’Istrie et de Dalmatie périrent jetés dans des grottes, les foibe. « Bien sûr, il y a eu une épuration à la fin de la guerre, violente comme partout, mais cette violence faisait suite aux violences du fascisme », s’indigne l’écrivain Boris Pahor.
Né en 1913, ancien résistant, déporté dans les camps allemands, ce vieil homme est la figure tutélaire de la communauté slovène de Trieste. Il a été témoin de l’incendie, en 1920, du Narodni Dom, le centre communautaire slovène de Trieste. « Une plaque a été apposée, mais sans préciser que cet incendie criminel a été l’œuvre des fascistes italiens », poursuit le vieil homme à l’œil pétillant, qui reçoit en veste de survêtement dans la cuisine de sa petite villa dominant le golfe de Trieste. « L’Italie n’a jamais jugé les crimes du fascisme, elle n’a pas réussi à solder les comptes de son passé ».
L’intégration européenne de la Slovénie, en 2004, a pourtant rapproché les deux pays, et Dusan Udovic, le directeur du Primorski Dnevnik, le quotidien en langue slovène de Trieste, se veut optimiste. « Notre journal est clairement orienté en faveur du dépassement définitif de la frontière, c’est une chance historique pour la minorité slovène d’Italie, comme pour la minorité italienne de Slovénie et de Croatie. Nous habitons tous le même espace multiculturel ».
Ecouter l'intervention de Jean-Arnaud Dérens dans «Accents d'Europe»