Face à l’Afrique, le port de Crotone, en Calabre, est une porte ouverte et délabrée de l’Europe. Nul endroit ne pouvait être plus indiqué pour entamer le long tour de l’Adriatique et de la Mer Noire que nous allons entreprendre, longeant la frontière sud-orientale de l’Europe.
Nous avons convoyé depuis Monastir, en Tunisie, notre bateau, le Vetton 3, un voilier de 17 mètres, croisant au large de Malte et de l’île italienne de Lampedusa. Par une forte mer, nous n’avons croisé que quelques cargos. Au large de Syracuse, toutefois, un hélicoptère éclairait la mer de ses phares, à la traque des clandestins qui tentent de gagner le « paradis » européen. Pourtant, le port de Crotone, notre première escale, est ouvert comme un moulin. En deux jours à quai, aucun policier, aucun douanier n’est venu s’enquérir de notre identité.
Un vieux cargo turc rouillé, le Cengiz Han, est à quai à côté de notre bateau. La coque porte la trace de nombreux chocs, la tourelle a été récemment incendiée, une odeur de brûlé traîne toujours autour du bateau. Pourtant, nous voyons peu à peu d’improbables passagers descendre du navire.
Les squatters du Cengiz Han sont une quinzaine : des Kurdes et trois Iraniens, tous en attente de droit d’asile. Mahmud parle bien anglais et s’exprime au nom de ses compatriotes. A bord du navire, il nous montre l’étroit espace où dorment ses trois compatriotes, un réduit d’un mètre sur deux rongé par la rouille. Mahmud était journaliste à Téhéran, il a quitté son pays il y a un an. Il a traversé la Turquie, la Grèce, la Macédoine, la Serbie et la Hongrie avant de se retrouver dans le no man’s land du port de Crotone. Lui-même ne dort plus sur le bateau, il a trouvé une place dans l’immense « Centre de premier accueil » de Sant’Anna, à quelques kilomètres de Crotone. Ce centre serait le plus grand d’Europe, avec une capacité théorique de 1 300 places, et près de 2 000 résidents.
Les demandeurs d’asile sont dirigés depuis toute l’Italie vers le centre de Sant’Anna. « Comme par hasard, l’Italie préfère envoyer les problèmes en Calabre, une région pauvre », explique avec amertume Angela De Lorenzo, journaliste au Crotonese, le bihebdomadaire local. « Les demandeurs d’asile sont une proie toute destinée pour les réseaux criminels qui les exploitent, ils grossissent aussi les rangs de la petite délinquance, de la prostitution ». Le squat du Cengiz Han est connu de tous, et certainement de la police, mais dans cette Calabre dominée par la toute-puissante mafia locale, la ‘ndranghetta, chacun préfère fermer ses yeux. Les clandestins sont une main d’œuvre précieuse pour les agriculteurs de la région.
Ecouter l'intervention de Jean-Arnaud Derens dans Accents d'Europe