Avec notre envoyé spécial à Kiev, Piotr Moszynski
Beaucoup de participants aux derniers meetings électoraux, vendredi 5 février à Kiev, ne cachaient pas leur lassitude devant l’incapacité de la classe politique à résoudre leurs problèmes quotidiens, devant les désillusions de la révolution orange de 2004, diluée dans les querelles incessantes entre les deux principales figures du mouvement, Ioulia Timochenko et Viktor Iouchtchenko ; enfin, devant la corruption qui ronge le pays. Peu nombreux sont ceux qui se prononcent avec un authentique enthousiasme pour l’un ou l’autre candidat, et même ceux qui le font, ajoutent souvent : « Je suis conscient de ses erreurs, mais j’espère qu’il (elle) s’améliore ».
A en juger par les opinions entendues dans les rues de Kiev, beaucoup d’Ukrainiens vont voter probablement plutôt contre tel ou tel candidat, et non pas pour l’un des deux. S’ils votent… ce qui n’est pas garanti, tellement l’indifférence, la résiliation et la méfiance sont presque palpables dans la capitale ukrainienne. Sentiments renforcés par une impression générale que les candidats se distinguent l’un de l’autre beaucoup plus par leurs personnalités et par leur rhétorique que par leurs programmes.
Nuances
Et pourtant, certaines nuances dans les intentions politiques des deux rivaux risquent de produire de conséquences très différentes pour l’Ukraine selon l’issue du vote. Les nuances en question concernent principalement deux points des programmes d’Ioulia Timochenko et de Viktor Ianoukovitch : l’orientation générale et les priorités de la politique étrangère, ainsi que le problème de la langue d’Etat.
Viktor Ianoukovitch, enraciné dans la partie orientale du pays, en majorité russophone et beaucoup plus russophile que l’Ukraine de l’ouest, tient à assurer un statut de neutralité à l’Etat qu’il pourrait éventuellement diriger. Il annonce l’intention de « donner à l’Ukraine une nouvelle politique étrangère : l’Ukraine sera non-alignée ». Une façon de laisser entendre qu’une adhésion du pays à l’Union européenne et surtout à l’Otan – projet très redouté et activement combattu par la Russie – n’est certainement pas pour demain.
Ioulia Timochenko est également prudente quand il s’agit de l’appartenance éventuelle de son pays à l’Alliance atlantique. Pour elle, celle-ci n’est envisageable que si les Ukrainiens soutiennent le projet dans un référendum. En revanche, elle a promis lors de sa campagne que l’Ukraine rejoindrait l’Union européenne dans cinq ans. Cette promesse semble extrêmement difficile à tenir. Avant tout, pour de simples raisons économiques.
Chaque pays candidat à l’UE doit remplir un certain nombre de critères dans ce domaine pour être admis. Or l’Ukraine en est encore loin. Et ses chances de satisfaire aux critères d’adhésion s’amenuisent actuellement d’autant plus que l’Ukraine est l’un des pays européens les plus touchés par la crise économique mondiale. En revanche, elle remplit déjà bien les critères démocratiques. On peut critiquer le style de la vie politique en Ukraine, les querelles au sommet du pouvoir, mais tout cela se déroule quand même dans le cadre de règles démocratiques. Rien à voir avec le système autoritaire installé en Russie.
L’UE trop occupée
Il y a donc des problèmes du côté ukrainien, mais l’UE elle-même ne se précipite pas pour proposer une adhésion rapide à l’Ukraine. Au-delà du problème des critères économiques, l’Union est à présent – et le sera encore au moins quelques années – trop occupée à résoudre ses problèmes internes et institutionnels découlant, entre autre, de la mise en œuvre du Traité de Lisbonne, pour penser à de nouveaux élargissements, particulièrement à un pays aussi grand que l’Ukraine. Et en plus, l’UE a besoin de la Russie et ne veut pas trop de tensions avec Moscou, alors que le Kremlin fait tout pour prévenir une « occidentalisation » des anciennes républiques soviétiques et pour les garder dans ce qu’il considère comme une zone d’influence russe. La question de l’adhésion ukrainienne à l’UE reste donc très compliquée. Ioulia Timochenko voulait probablement marquer fortement ses ambitions et ses espoirs européens et attirer les électeurs qui les partagent, mais il serait surprenant d’apprendre qu’elle puisse croire elle-même en une adhésion dans cinq ans…
Réaliste ou pas, cette prise de position accentue tout de même une orientation généralement plus pro-occidentale d’Ioulia Timochenko par rapport à son rival. Et donc, potentiellement, une plus grande autonomie et une plus grande distance par rapport à la Russie. Or celle-ci ne cache nullement qu’elle veut garder l’Ukraine dans sa zone d’influence et ne se gêne pas de s’immiscer dans les affaires ukrainiennes. Le Kremlin ne laisse aucun doute sur ses intentions de faire dépendre son aide – ou tout simplement le maintien de bonnes relations commerciales – de l’orientation politique et de la composition de l’équipe au pouvoir à Kiev.
La langue d’Etat
Dans ce contexte, la deuxième nuance qui différencie les deux programmes et qui risque de provoquer de conséquences importantes, devient très significative. Viktor Ianoukovitch, parfois moqué pour son ukrainien, qu’il pratique apparemment avec un certain effort, voudrait assurer au russe un statut officiel de la deuxième langue d’Etat. Ioulia Timochenko se prononce, elle, résolument contre cette idée.
Toutefois, il faut se garder pour l’instant de succomber au charme d’un schéma trop simple : Ianoukovitch prorusse et rétrograde ; Timochenko pro-occidentale et moderne. Les deux évoluent dans une société devenue déjà authentiquement démocratique et pluraliste, avec une vraie opinion publique, et dans le domaine économique – le plus difficile à maîtriser – l’équipe de Ianoukovitch peut encore surprendre.
Quand on parle avec ses membres, ils évoquent souvent, avec une véritable admiration pour les résultats, la thérapie de choc menée après la chute du communisme en Pologne par Leszek Balcerowicz. Si c’est cela, le modèle, les Ukrainiens ont encore beaucoup de moments difficiles devant eux, mais ils ont aussi droit à beaucoup d’espoir.