« Je suis un homme, pas une femme! », lance Zahida Kazmi le sourire aux lèvres. D’un geste, elle lâche un instant le volant de son taxi et pointe sa poitrine, couverte du traditionnel « dupatta », ce grand foulard qui couvre à la fois les cheveux, les épaules et le torse des femmes pakistanaises. « Je n’ai que ça de féminin. Pour le reste je suis comme un homme, je me bats comme un homme. » Depuis trois décennies, Zahida Kazmi s’est battue en effet, pour devenir « l’unique » femme chauffeur de taxi dans un milieu jusque-là exclusivement masculin.
Devenue veuve à la fin des années 1980, alors jeune mère de famille, Mme Kazmi n’a pas eu d'autres choix que de travailler pour subvenir à ses besoins et à ceux de ses sept enfants. Elle aurait pu devenir femme de ménage ; elle a plutôt choisi la conduite, par « goût de l’aventure » : « il y avait déjà des femmes dans presque tous les domaines, mais aucune ne conduisait de taxi. »
Des routes périlleuses
Son premier combat a consisté à convaincre sa famille, plutôt conservatrice, de la laisser faire. Puis il a fallu affronter les collègues, qui sont aussi des concurrents. « La première fois que je suis allée chercher des clients à l’aéroport, d’autres chauffeurs ont essayé de me faire partir, mais je me suis dit "non je suis une femme et les femmes sont fortes et déterminées". Pendant un moment ils ont voulu me décourager mais j’ai persévéré », raconte-t-elle.
Aujourd’hui âgée de 56 ans, cette petite femme rondelette au visage plissé se lève encore tous les jours à 4 heures du matin pour aller chercher des passagers à l’aéroport de Rawalpindi, qui dessert la capitale pakistanaise, Islamabad. Ses courses la mènent aux quatre coins du pays : Peshawar, Lahore, Faisalabad, ou encore la périlleuse autoroute du Karakoram, qui serpente dans les hautes montagnes du nord.
Au salaire dérisoire que lui procure son emploi (environ 6000 roupies par mois, soit un peu plus de 50 euros) s’ajoutent les dangers auxquels s’expose une femme seule sur les routes du pays. « Même des chauffeurs masculins se font parfois attaquer par leurs clients, alors imaginez une femme », déplore la conductrice. Et de raconter la fois où deux hommes sont montés à bord de son véhicule et se sont mis à planifier de s’en prendre à elle. Ils parlaient pachto alors que Mme Kazmi est ourdophone, mais elle a compris leurs manigances. Elle a bifurqué vers un barrage de police. Dans les affaires de ses sinistres passagers, « les agents ont retrouvé du chloroforme, un couteau et une corde ».
« Je suis un exemple »
Désormais, pour les longs trajets, elle cache une arme à feu dans sa portière. Son courage lui vaut maintenant l’admiration de ses collègues, qui s’accommodent finalement plutôt bien d’avoir une femme - la seule dans tout le pays, à leur connaissance - dans leurs rangs. Au début des années 1990, elle a même été désignée présidente d’un syndicat de chauffeurs.
Devant un hôpital de Rawalpindi où les taxis du coin ont l’habitude de se réunir en attendant leur prochain client, au milieu des klaxons et des motos pétaradantes, Mme Kazmi est accueillie à grands renforts de sourires et de tapes dans le dos. « Aucune autre femme ne pourrait faire ce qu’elle fait. Il faut être très brave pour affronter les autres conducteurs quand ils tamponnent votre voiture. Une femme ordinaire en serait incapable », estime Mohammad Irshad.
« Je suis un exemple », rétorque la principale intéressée avec fierté. Tellement fière que la plaque d’immatriculation de sa Toyota Corolla grise arbore son nom. Un pied de nez à tous ceux qui se trouvent encore pour dire qu’une femme n’a pas sa place au volant d’un taxi.
« Pourquoi pas moi ? »
Les femmes ont progressé au Pakistan ces dernières années, estime Zahida Kazmi, « elles travaillent chez des particuliers, dans les magasins, les hôtels. Au moins elles sortent de chez elles. » Selon le bureau de la statistique, le quart des Pakistanaises occupent un emploi, contre un peu plus de 15% il y a dix ans. À l’occasion du 8 mars, journée internationale des femmes, Mme Kazmi espère que ses concitoyennes encore forcées de rester à la maison par les coutumes et les interdits « pourront dire à leurs maris "regarde, elles travaillent elles, alors pourquoi pas moi?" »
Mais si les Pakistanaises sont de plus en plus nombreuses à faire leur place dans toutes sortes de domaines, elles ne se précipitent toujours pas pour conduire des taxis. « Elles ont peur », déplore Mme Kazmi.
Pourtant, derrière les obstacles, le métier réserve aussi de belles surprises. En 1999, Zahida Kazmi se souvient d’un passager très âgé qui arrivait du Royaume-Uni. « Je ne laisse jamais un homme monter devant à côté de moi, mais par respect pour son grand âge, j’ai fait une exception. » Intrigué par cette conductrice hors de l’ordinaire, son client lui pose alors tout un tas de questions remplies d’admiration. « En arrivant à destination, il m’a demandée en mariage. » Comment l’a-t-elle pris? « Je l’ai jeté hors de mon taxi ! », conclut-elle dans un grand éclat de rire.