RFI : Que représente Win Tin aujourd’hui en Birmanie ?
Sophie Malibeaux : Aujourd’hui, il reste finalement l’opposant par excellence, l’opposant incorruptible, celui qui n’a jamais dévié de sa ligne, de la volonté de voir appliquées les principes de la démocratie dans son pays. Il n’a jamais fléchi. C’est pour cela qu'il n’a signé aucun papier pour sa sortie de prison. Et il a été une épine dans le pied du régime jusqu’au bout, puisqu’il est resté toujours inflexible. Il a continué de contester la façon dont la démocratie tente de naître en Birmanie, ce qui n’est en effet pas encore chose faite étant donné que les militaires gardent encore la mainmise sur le régime actuel.
Vous êtes entrée en contact avec ses proches dès 2004. Cette année-là, cela faisait quinze ans qu’il était en prison, et vous pensiez alors qu’il allait être libéré, n'est-ce pas ?
Oui, à un moment donné, ça avait été annoncé. Sa libération était imminente. Puis finalement non, il est resté. Plusieurs fois, il y a eu des annonces similaires puis des démentis, et il est resté en prison jusqu’en 2008, au point que le jour de sa libération, lui-même n’y croyait pas. Ils ont eu du mal à le sortir de sa cellule, car il pensait que c’était encore une histoire, qu’on allait encore essayer de lui faire signer un papier, ce qu’il a toujours refusé. Il a toujours refusé de signer la promesse qu’il ne ferait pas de politique après sa sortie de prison.
Il ne se présentait pas pour autant comme un homme politique d’ailleurs, mais simplement comme quelqu’un qui voulait pouvoir utiliser sa liberté d’expression sans aucune entrave. Ce qu’il a fait, puisque quand il est sorti de prison, il a gardé par exemple son costume de prisonnier, cette chemise bleue qui est la couleur des détenus de la prison d’Insein, à Rangoon, où il a passé près de vingt ans de sa vie, entre ses 60 et 80 ans. Jusqu'à la dernière minute, il a gardé cette chemise bleue pour protester contre le fait qu’il y avait encore des détenus d’opinion en Birmanie.
Pendant la captivité de Win Tin, lorsque vous le contactez, la Birmanie est alors totalement fermée et contrôlée par la junte. Mais en septembre 2008, quatre ans plus tard, Win Tin est libéré dans le cadre d’une amnistie. C’est une première fêlure, une première timide ouverture en Birmanie...
Voilà. C’était un moment très intéressant. Déjà, il y avait eu la révolte des moines, « la révolte de safran », dans Rangoon même. Le régime commençait donc à voir qu’il y avait vraiment un énorme mécontentement dans la population, que cette dernière était derrière les moines dans le mouvement. Les dirigeants ont alors commencé à lâcher du lest tout doucement. Ludu Sein Win, l'un de ses anciens compagnons décédé lui aussi en 2013, me disait à l’époque que s’ils libéraient Win Tin, ils ne libèreraient pas Aung San Suu Kyi, parce que les deux ensemble seraient vraiment dangereux pour le pouvoir des généraux. Or, comme on a pu le voir, elle aussi a été libérée, en novembre 2010.
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C’est là qu’on a vu, finalement, une attitude différente chez Aung San Suu Kyi et Win Tin. Il y avait plusieurs différences entre eux. Ils ont commencé dans la vie politique à peu près en même temps, en 1988. Il s’est fait arrêter en 1989 après un énorme mouvement populaire contre la dictature de Ne Win. Ils s’étaient mis ensemble pour créer la Ligue nationale pour la démocratie. Mais Aung San Suu Kyi était fille de général, la fille du général Aung San, le père fondateur de l’indépendance birmane. Elle a toujours gardé le plus grand respect vis-à-vis des militaires. Sur les dernières années, Win Tin n’était donc pas en accord avec elle de ce point de vue. Il estimait qu’elle était trop conciliante par rapport aux militaires.
Où en est la démocratie aujourd’hui en Birmanie ?
Elle est un peu dans une impasse. Il y a ce problème de la Constitution que les généraux ont fait adopter en 2010 et qui a mené à des élections anticipées en 2012. Elles étaient presque satisfaisantes et ont permis à l’opposition de faire des meetings très rassembleurs. Mais maintenant, cette démocratie marque le pas. On a vu dernièrement, par exemple, que le chef de la commission électorale, qui est quand même le protégé de l’ancien chef de la junte, estime qu’en 2015, aux prochaines élections - qui sont vraiment très importantes, car Aung San Suu Kyi voudrait se présenter à la présidence de la République -, il faudra faire campagne uniquement dans sa propre circonscription.
Il sera donc impossible a priori pour Aung San Suu Kyi de se déplacer dans le pays comme elle l’a fait en 2012, ce qui présente quand même une certaine régression par rapport à la liberté politique. Et c’est très important, parce que Aung San Suu Kyi garde un énorme charisme, qui fait qu’elle rassemble au-delà des partis et au-delà des divisions de l’opposition. Lorsqu’elle se déplace, elle rameute les foules et le pouvoir birman, les anciens généraux qui ont endossé l’habit civil, restent extrêmement méfiants. Ils sont en train d’essayer d’empêcher que les démonstrations publiques qui ont eu lieu en 2012 derrière Aung San Suu Kyi ne se reproduisent.
Concernant les minorités en Birmanie, les Rohingyas par exemple, quelle est leur situation actuellement ?
C’est effectivement une question qui se pose. Quand Aung San Suu Kyi condamne les violences, elle ne va pas jusqu’au bout en incriminant vraiment les militaires, parce que la répression vient quand même du régime et des militaires contre ces minorités ethniques. Il y a d’autres guerres qui continuent de faire des victimes également au nord-est du pays, avec les Kachin, etc. Et l’armée peine à rétablir l’unité nationale. Surtout, ce qui est important, c’est que c’est un peu la justification des militaires pour rester dans la politique. Un quart de l’Assemblée nationale est entre leurs mains. Le prétexte, c’est que si ce n’était pas le cas, ils pourraient faire un coup d’Etat, ou il pourrait y avoir une menace contre l’unité nationale. C’est comme ça qu’ils continuent de garder la main sur le pouvoir en Birmanie.
→ À (RE)LIRE : Disparition du célèbre opposant politique birman Win Tin