De notre correspondant régional,
Prakash Chaudhury essaie de se tenir droit, assis sur le coin d'un canapé du bureau de l'agence de recrutement Mount Manaslu, à Katmandou. Son regard hésitant se porte d'abord sur ses mains rassemblées en boule sur ses genoux, puis autour de lui. Il a abandonné l'école à l'âge de 9 ans et ne parle que par des phrases courtes. Prakash est âgé de 26 ans mais semble en avoir 18. Il n'est jamais sorti de son village, situé à quatre heures de route de la capitale népalaise, mais ce soir-là, il s'envolera pour deux ans à Doha, au Qatar. « Maçon », murmure-t-il pour décrire son furur emploi. C'est à peu près tout ce qu'il sait de ce qu'il trouvera dans cet émirat devenu ces dernières années la terre d'accueil des migrants du monde entier et des Népalais en particulier. Ces derniers représentent 16% du 1,2 million de migrants présents au Qatar – un pays où les étrangers constituent 94% de la population active.
Pour partir, ils empruntent à 50% d'intérêts
Prakash partira avec ses quatre oncles et cousins, qui sont assis à côté de lui dans l'agence. Deux d'entre eux ont déjà travaillé dans les pays du Golfe et semblent plus rassurés. Il n'empêche, tous ont été trompés dans ce recrutement mené par des agents sans scrupules. Ces cinq futurs migrants confient en effet avoir dépensé en moyenne 80 000 roupies népalaises chacun (592 euros) pour être engagés, dont la grande majorité a été payée à ces intermédiaires. Une somme qu'ils ont dû emprunter à un taux d'intérêt s'élevant jusqu'à 50% par an, en hypothéquant leurs terres, et qu'ils mettront jusqu'à un an à rembourser. La loi népalaise limite pourtant les frais d'agence pour le Qatar à 20 000 roupies (148 euros). Surtout, aucun d'entre eux n'a entendu parler du cours d'orientation obligatoire de deux jours qui doit être offert à chaque travailleur partant à l'étranger, afin de lui enseigner les bases culturelles et professionnelles du pays dans lequel il se rend.
Dépendants des agents
Ces cours, même basiques, pourraient pourtant sauver des vies. Des docteurs expliquent que beaucoup de Népalais meurent dans le Golfe car, après avoir travaillé pendant des heures par 50°C, ils rentrent et mettent la climatisation à 16°C. Le choc thermique leur est fatal. Prakash, lui, avoue qu'il n'a jamais utilisé de climatisation. « Mais il fait aussi parfois chaud au Népal », objecte-t-il naïvement. A côté de lui, Navin avance qu'ils n'ont pas le choix : « l'agent vient au village et s'occupe des papiers. Nous ne pouvons pas le faire, donc nous devons suivre tout ce qu'il nous dit ».
Devant son ordinateur ultra-moderne, le directeur de l'agence Mount Manaslu, Shalikram Sunar, assure qu'il suit toutes les règles : pas plus de 20 000 roupies par travailleur et un passage systématique par le cours d'orientation. « Les agents locaux facturent également les candidats pour couvrir leurs frais, reconnaît-il rapidement. Mais pas plus de 5 000 roupies ! ».
Un commerce juteux dans tous les cas : 4 millions de Népalais travaillent à l'étranger, soit 1/3 de la population active masculine, et ce chiffre a augm enté de 24% l'année dernière. Les fonds qu'ils renvoient correspondent au 1/4 du PIB du Népal.
Un faux contrat
Prakash et sa famille attendent à présent sur un banc de l'agence, impatients. L'agent leur a bien promis qu'ils travailleraient comme « maçons » pour 900 rials par jour (180 euros), soit le salaire minimum autorisé par le gouvernement népalais pour ceux qui partent au Qatar.
Mais à quelques heures de leur vol, ils n'ont toujours pas signé de contrat. Tout se fera dans l'empressement des dernières minutes. « L'agent m'a fait signer deux contrats, raconte Anjay Kumar, parti au Qatar il y a cinq ans. L'un était un faux. Il indiquait le salaire qu'il m'avait promis et je devais le montrer aux fonctionnaires de l'aéroport. Et l'autre était l'authentique, avec un salaire moins élevé ».
Anjay avait été engagé pour un travail d'électricien pour un salaire de 900 rials. Arrivé sur place, il a travaillé comme porteur de briques pour 700 rials. Aujourd'hui, il est dégouté de ces « agents crapuleux » et préfère travailler pour un maigre salaire au Népal.
Les politiciens impliqués
Ces abus font office de règle plutôt que d'exception, confirme Yubraj Nepal, responsable de programme pour l'agence d'assistance aux migrants Pravasi Nepali : « Nous estimons que seulement 5 à 10% des migrants assistent vraiment à un cours d'orientation. Dans les autres cas, l'agence achète le certificat ».
La visite médicale obligatoire est aussi souvent réalisée de manière douteuse. Ce grave manque de préparation fait courir de graves risques à ces travailleurs mais ces violations sont rarement réprimandées car beaucoup d'agences sont détenues par des politiciens. L'année dernière, seulement 54 agences, soit 7% du total, ont reçu une amende.
Dans ce contexte, « cela ne sert à rien d'accuser les Qatariens de maltraiter nos migrants, affirme Kunal Dixit, rédacteur en chef de l'hebdomadaire Nepali Times. Il faut d'abord blâmer tous les Népalais qui s'enrichissent sur le dos de ces pauvres travailleurs. Les Qatariens, eux, ne font que profiter de cette situation ».
►ECLAIRAGE : Des décès suspects au Qatar
Officiellement, environ 200 travailleurs népalais sont décédés au Qatar depuis un an, la plupart à cause de « crises cardiaques » ou d'accidents de travail, ce qui représente déjà 1/4 des décès de travailleurs népalais à l'étranger.
Mais ce chiffre serait en fait bien plus élevé : selon les révélations du quotidien The Guardian, 44 Népalais ont perdu la vie entre le 4 juin et le 8 août. Ces décès, souvent suspects pour de jeunes travailleurs, ne fait cependant l'objet d'aucune autopsie. A la veille du Mondial 2022, les syndicats et organisations internationales comme Amnesty font pression sur le gouvernement du Qatar pour améliorer les conditions de vie et de travail de ces ouvriers.