« C’est le premier pas d’un long voyage, et un premier pas important ». Cette déclaration du ministre de la Défense indien, A.K. Antony, devait donner ce lundi 12 août l’ampleur de l’enjeu pour la marine indienne. Dans le port de Cochin, au sud du pays, le premier porte-avions de fabrication nationale a été mis à l’eau. Une simple coquille vide, pour l’instant, qui doit à présent être intégralement aménagée.
L’INS Vikrant doit devenir, d’ici 2018 selon les promesses – très optimistes – du ministère indien de la Défense, l’un des fleurons de sa marine de guerre. Le nom de ce bâtiment vient du sanskrit « vikraanta », qui signifie puissance, courage. Avec ses 40 000 tonnes, il promet un gabarit comparable à celui du Charles-de-Gaulle français, la propulsion nucléaire en moins.
A terme, ce n’est pas un porte-avions, mais quatre, que New Delhi pourrait acquérir. Le second, l’INS Vikramaditya, est un navire russe acheté en 2004, attendu pour la fin de l’année mais déjà vieux de vingt-six ans. Le troisième, l’INS Vishal, serait lui aussi de conception indienne. Encore plus ambitieux (60 000 tonnes), il a été repoussé au moins jusqu’en 2025. Le dernier, enfin, reste une simple hypothèse, tant ce type de matériels représente un coût considérable : le développement de l’INS Vikrant, sur lequel presque tout reste à faire, atteint déjà les 3,5 milliards d’euros.
Jeu de go maritime
Un tel navire est avant tout un « message adressé aux puissances maritimes de l’océan Indien », explique Joseph Henrotin, rédacteur en chef de la revue Défense et sécurité internationale. Pékin reste perçu comme le grand rival maritime dans la région. Si la marine chinoise dispose de beaucoup plus de moyens et aligne près de cinq cents navires de combat, l’Inde n’en déploie qu’une petite centaine. Mais les Chinois ne disposent eux que d’un seul porte-avions. Pour New Delhi, « l’affichage politique est clair : oui, nous avons du retard vis-à-vis des Chinois, mais nous allons le combler dans au moins un domaine », analyse ce fin connaisseur des questions stratégiques.
Les deux géants asiatiques veulent marquer leur territoire : le général (2s*) Daniel Schaeffer, ancien attaché de Défense en Chine et analyste au sein du groupe d'analyse Asie 21, remarque que le message de New Delhi a toujours été le même : l’océan Indien est une chasse gardée. Pour lui, l’objectif est « d’assurer une domination indienne de l’océan Indien » : « c’est leur océan ». « Les Chinois disposent de plus en plus de ports dans la région », remarque de son côté le général (2s) Alain Lamballe, ancien attaché de Défense au Pakistan et en Inde, lui aussi membre d’Asie 21, à propos du fameux « Collier de perles » : « ces installations peuvent rapidement jouer un rôle militaire ».
« Il s’agit aussi de rassurer les alliés », explique Joseph Henrotin. Les Américains, en pleine refonte de leur budget de Défense, ne veulent plus assumer la sécurité régionale seuls. Ils envisagent même de renoncer à l’un de leurs porte-avions pour n’en avoir plus que neuf. « Il faut rassurer Washington en montrant une vraie détermination ».
Les jeux d’alliances intègrent un nombre croissant d’acteurs de la région Asie-Pacifique. Les Chinois se sont largement rapprochés du Pakistan, notamment dans le développement des ports de Karachi et Gwadar. Les Indiens, eux, multiplient les exercices militaires avec le Vietnam, en tension permanente avec Pékin.
La lenteur industrielle indienne
Reste que l’ambition indienne de rendre opérationnel son porte-avions d’ici cinq ans semble irréalisable. « Les Indiens sont connus pour leurs retards industriels », explique Joseph Henrotin. Le développement de l’INS Vikrant a déjà plus de deux ans de retard et presque tout reste à faire : « il faut tout installer, les équipements, l’électronique et surtout, il faut former les équipages ». A titre de comparaison, les aviateurs chinois s’entraînent à se poser sur le pont de leur porte-avions depuis deux ans sans avoir même commencé à installer de l’armement sur leurs appareils.
Reste enfin la question des avions embarqués. L’Inde aimerait pouvoir utiliser pour son aéronavale les mêmes appareils que son armée de l’air. Le fameux « super-contrat » portant sur l’acquisition de 126 avions que New Delhi pour lequel le Rafale du Français Dassault est en négociations avancées. Resterait un détail à régler, le porte-avions mis à l’eau aujourd’hui ne prévoit pas de lancement par catapulte [voir encadré ci-dessous], une technologie exclusivement conçue par des entreprises américaines. Technologie dont la version maritime des Rafales a besoin pour quitter les ponts : il faudrait donc développer une nouvelle version de l’avion. Une piste que les ingénieurs de Dassault considèreraient comme réalisable mais qui relève encore très largement de la théorie. Mais le ministre de la Défense indien, A.K. Antony, nous aura prévenu : « c’est le premier pas d’un très long voyage »...
* général (2s) : les généraux en deuxième section ont quitté le service, mais restent mobilisables en cas de besoin.