La guerre perdue contre l'opium en Afghanistan

Ce 26 juin, c’est la Journée internationale contre l’abus et le trafic illicite de drogues. Comme chaque année, l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) dresse un état des lieux mondial. En Afghanistan, notamment, la situation est alarmante. Ce pays totalise à lui seul 90% de la production mondiale du pavot à opium, matière première de l’héroïne. Parmi les objectifs de l’intervention militaire internationale en Afghanistan figurait l’éradication de cette culture. C’est un échec.

Les chiffres sont implacables. En 2001, lorsque la coalition internationale menée par les Etats-Unis a chassé les talibans du pouvoir, la production d’opium avait chuté de plus de 3 200 tonnes l’année précédente à un niveau historique estimé à 185 tonnes. Et cela, non pas en raison de l’intervention occidentale mais de la décision du régime taliban d’interdire totalement sa production. Or en 2011, cette production était d’environ 5 800 tonnes, selon l’Office Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC). Et cette production devrait, au minimum, rester stable en 2012.

Fatales alliances

L’une des raisons principales de cet échec est que, même si des programmes de lutte contre l’opium et d’éradication des cultures de pavot ont été mis en place, il y a une contradiction fondamentale. Pour renverser les talibans, la coalition internationale a dû faire alliance avec des chefs de guerre, dont beaucoup étaient impliqués dans le trafic d’opium.

« Les talibans n’étaient pas de grands guerriers. Ils ont mené très peu de batailles. Ce qu’ils faisaient, c’est s’appuyer sur les traditions afghanes, c'est-à-dire passer des alliances. Et les alliances qu’ils passaient, ce sont exactement les mêmes que l’occident passe pour lutter contre eux, explique Michel Kouzouzis*, spécialiste de la géopolitique de la drogue. On a passé des alliances avec des seigneurs de la guerre, avec des potentats locaux, avec des grands trafiquants, qui eux, condition première de leur acceptation de cette alliance, demandaient qu’on les laisse tranquillement continuer à produire leur opium. »

Avec une telle alliance, la coalition pouvait difficilement exiger des chefs de guerre qu’ils abandonnent leurs juteux trafics. Au cours des dix dernières années, les Etats-Unis notamment, qui savent parfaitement qui fait quoi, ont tout de même fait pression pour que d’anciens chefs de guerre ou politiciens proches du président Karzaï mouillés dans le trafic soit écartés. Sans grand succès. Du coup, contrairement à une idée reçue, les plus gros bénéficiaires du trafic d’opium en Afghanistan, ne sont forcément pas ceux qu’on croit.

« C’est une erreur, un mythe de dire que les talibans sont l’acteur majeur de la culture de l’opium. Il est vrai que la culture de l’opium se fait le plus souvent dans les zones de non-droit. Sauf que les situations de non-droit ne sont pas toujours créées par les talibans, assure Jean-Luc Lemahieu, représentant de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime à Kaboul. Il ne fait aucun doute que chaque centime qui sort de la zone sous contrôle des talibans et va dans leur poche est de trop. Mais ce qu’on tend à oublier, c’est que la plus grosse part du profit va à des gens qui sont, en théorie, du côté du gouvernement ! En théorie, car dans la pratique, en raison de leurs liens avec l’insurrection et la culture de l’opium, ils affaiblissent le gouvernement ! »

Selon les estimations de l’ONUDC, les talibans toucheraient environ 10% des revenus de la culture du pavot à opium, les paysans 20%, et une partie importante des 70% qui restent irait dans les poches des chefs de guerre ou de personnalités qui gravitent autour du pouvoir.

Combat sans issue

Dans ce contexte, les chances de mettre fin, ou du moins de faire baisser, la culture du pavot à opium sont minces. Le contexte économique et social y est pour beaucoup. Pour un paysan afghan, cultiver du pavot à opium présente beaucoup d’avantages. Cela rapporte plus que n’importe quelle autre culture. De plus, dans le contexte actuel d’insécurité, il n’est pas nécessaire de faire le trajet parfois périlleux vers le marché, comme c’est le cas quand les cultivateurs font de la tomate ou des oignons, puisque les acheteurs viennent directement chercher la marchandise. L’autre élément dont il faut tenir compte, c’est qu’avec le départ des occidentaux, l’aide internationale – qui a représenté des milliards dollars ces dix dernières années – va chuter. Or, cela pourrait donner un nouveau coup de pouce à la culture du pavot à opium.

« Le principal risque concernant la culture du pavot à opium en Afghanistan est lié au fondement même du fonctionnement de ce gouvernement. L’Afghanistan n’est pas dirigé par les institutions, mais par le carnet d’adresse, par les réseaux, par les contacts personnels, par les relations tribales, indique Jean-Luc Lemahieu. Ceux qui en sont les acteurs ont besoin de transformer leur pouvoir en influence sur la politique. Et l’argent qu’ils tiraient de leur position venait jusqu’ici en grande partie de la communauté internationale, notamment à travers les contrats internationaux. Cela a nourri une énorme corruption. Or, cet argent ne sera plus disponible, poursuit le représentant de l’ONUDC à Kaboul. Cela veut dire que ces réseaux d’influence vont devoir trouver d’autres sources de financement et se tourneront forcément vers l’économie illicite et informelle. »

La Banque mondiale estime que le marché de l’opium représente environ 16% du PNB de l’Afghanistan. Mais il faut y ajouter les produits précurseurs qui servent à fabriquer l’héroïne sur place et le commerce de résine de cannabis, dont le pays est de longue date un important producteur. Ce qui veut dire que l’économie de la drogue pèse très lourd en Afghanistan. Beaucoup plus, par exemple, qu’en Colombie pour la culture de la coca et la production de cocaïne. Autrement dit, à moins d’une réelle volonté politique, beaucoup d’experts pensent que l’Afghanistan risque de devenir un narco-Etat, ce qu’il est déjà en partie.

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*Dernier ouvrage paru: Crimes, trafics et réseaux, Géopolitique de l'économie parallèle, Michel Koutouzis et Pascale Perez, Ellipses.
 

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