Cinéma: «La Cordillère des songes», le Chili volé de Patricio Guzman

Encore un film sur la mémoire ? Oui, mais sur la mémoire volée par l'exil forcé et la mémoire de la résistance intérieure que Patricio Guzman n'a pas pu filmer. Un film parfaitement raccord avec la révolte qui gronde actuellement au Chili et qui nous raconte les chaînons manquants des manifestations actuelles, le combat des Chiliens de l'intérieur qui n'ont pas baissé les bras, malgré la violence de la répression et des injustices sociales. La Cordillère des songes, Œil d'or du meilleur documentaire au dernier Festival de Cannes, sort mercredi 30 octobre sur les écrans en France.

Avec La Cordillère des songes, le réalisateur Patricio Guzman nous livre le dernier volet de sa trilogie poétique et géographique consacrée au Chili, à son histoire, ses déchirures et ses absents. À chaque fois, pour illustrer son propos, il appelle à la rescousse un élément caractérisant sa nature pour raconter les hommes : le désert du Nord dans Nostalgie de la lumière (2010), l'eau du grand Sud dans Le bouton de nacre (2015) et dans ce dernier film, également somptueux, il s'attaque au « dur », au sens littéral du terme : le roc, la montagne, la cordillère des Andes, comme ces sculpteurs qui creusent et façonnent la roche, témoins complices de la première partie du film.

La cordillère des Andes, « porte d'entrée » et verrou

En 2015, lorsque nous l'avions rencontré pour la sortie du film Le Bouton de nacre avec Julio Feo, le cinéaste avait évoqué ses intentions pour clore la trilogie :  invoquer la cordillère comme la métaphore d'un mur isolant le Chili et le reste du monde. De fait, géographiquement, les Chiliens sont bloqués d'un côté par l'océan Pacifique et de l'autre par la cordillère comme l'a chanté autrefois Violeta Parra. Si le film s'ouvre sur des images majestueuses de la cordillère enneigée, rapidement, la narration nous fait plonger dans les entrailles du métro où se presse la foule.

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Au mur du couloir du métro, une fresque de la montagne peinte par un artiste chilien en exil, Guillermo Muñoz, qui travaille de Madrid à partir de photographies. Un clin d'oeil à l'allégorie de la caverne ? Les Chiliens ne connaissent pas la cordillère qui représente pourtant 80% de leur territoire, souligne le cinéaste-géographe et l'un des sculpteurs. Ils tournent le dos à cette chaîne montagneuse qui est tout à la fois « porte d'entrée » et verrou. « Je veux demander à ceux qui habitent au pied de la cordillère ce qu'ils pensent de cette montagne qui isole le Chili. La clé de ce pays est dans ce corridor entre océan et montagne et je voudrais savoir pourquoi le Chilien est aussi différent des autres Latino-Américains, si c'est en raison de ce corridor. Je ne sais pas encore ce que je vais trouver !? » lance en préambule Patricio Guzman.

Derrière le mur de la cordillère, le laboratoire des « Chicago boys »

Artistes, scientifiques et historiens étayent le propos. Raconter un pays à partir de ses caractéristiques physiques, partir de la pierre pour aller vers les hommes. Les grondements de cette chaîne volcanique font écho aux grondements de son histoire, le panache de fumée des éruptions volcaniques au bombardement du palais présidentiel de La Moneda en septembre 1973. Patricio Guzman appelle aussi à la rescousse ses souvenirs personnels. Depuis son documentaire La mémoire obstinée (1997), le réalisateur introduit dans ses films des photos et souvenirs intimes dans ses films.

Ici, c'est sa maison familiale, devenue une coquille vide remplie de déchets. Le symbole de la réalité d'un pays salué comme le bon élève de l'Amérique latine, dont les « bons chiffres » de ses résultats économiques cachent une misère et des inégalités sociales qui ont nourri la colère qui vient d'éclater ? Derrière le mur de la cordillère, à l'abri des regards, depuis le milieu des années 1970, le Chili est devenu un laboratoire où les économistes de l'école de Chicago ont mené leurs expérimentations, le bébé-éprouvette de la globalisation néo-libérale des années 1970. Une histoire racontée par l'écrivain Jorge Baradit, l'un des témoins de Patricio Guzman. Glaçantes images des bureaux désertés des bureaucrates de la junte militaire où a été organisée la mise en coupe réglée du pays.

Du dehors, de l'autre côté de ce mur, Patricio Guzman raconte le Chili depuis quelque quarante-six ans. Toute son importante filmographie (vingt films) est consacrée à son pays qu'il a dû quitter en raison de la dictature militaire d'Augusto Pinochet. Mais à l'intérieur, malgré la répression, il est resté des témoins et parmi eux, en quelque sorte l'alter ego de l'intérieur de Patricio Guzman, le caméraman Pablo Salas. Le réalisateur avait déjà rencontré Pablo Salas, en 1987, lorsqu'il était retourné au Chili pour faire un film sur l'église chilienne (« Au nom de Dieu »), sur la répression de Pinochet et les manifestations en réponse à cette répression. Tous deux avaient filmé les mêmes images, « j'ai vu souvent Pablo à côté de moi, raconte Patricio Guzman. Il n'y avait alors que quatre ou cinq cameramen à cette période au Chili ». Et il a parfois utilisé les images de Pablo Salas qui travaillait pour des agences de presse internationales dans certains de ses films comme dans El caso Pinochet. Dans son antre d'images, le caméraman a documenté et archivé des décennies de la mémoire sociale et politique du Chili.  

« Ils ont vendu le pays ! »

Ils se retrouvent pour les besoins de ce dernier film et Pablo Salas confie au documentariste des images pour illustrer son propos : raconter comment, malgré leur isolement et la répression, les Chiliens n'ont pas baissé les bras et se sont fait entendre au péril de leurs vies souvent. Parmi les pavés de Santiago, cailloux arrachés à la cordillère, de petites plaques commémoratives en hommage aux victimes de la dictature. Ce territoire inexploré des hommes, si ce n'est par les artistes qui extraient de ses entrailles les blocs à partir desquels ils créent leurs œuvres, n'est pas inexploité. Le capitalisme industriel chilien et international y extrait le précieux cuivre notamment, autrefois nationalisé par Salvador Allende. Impressionnantes images de ce train fantôme qui traverse le désert avec sa précieuse cargaison de minerais ou de ces montagnes évidées comme des dents creuses. Un pays quasi totalement privatisé par la junte au profit d'une poignée de familles, dénoncent Pablo Salas et le commentaire en voix off de Patricio Guzman. « Ils ont vendu le pays ! » : le Chili a été volé aux Chiliens.

Aux fissures et fractures de la pierre répondent les fissures de la mémoire et les fractures de mondes engloutis. Ceux de l'enfance de Patricio Guzman et de plusieurs générations. Dans la capitale, Santiago, les gratte-ciels et nouveaux quartiers d'affaires ont succédé aux petites maisons basses traditionnelles. Nostalgique, Patricio Guzman aimerait reconstruire sa maison et tout recommencer. La magie du cinéma le permet. Et sur de magnifiques plans d'un grimpeur accroché au flanc de la montagne, il confie son sentiment de solitude depuis cette fracture du 11 septembre 1973. « J'ai vécu plus de temps hors du pays qu'à l'intérieur », raconte-t-il. Plus intime encore que les deux précédents films de la trilogie, La Cordillère des songes se conclut sur un vœu plus tout à fait secret et il semble que la récente actualité lui réponde comme si la montagne magique avait eu à cœur de l'exaucer.

La Cordillère des songes a fait l'ouverture de la sélection Horizontes latinos au Festival de San Sebastián

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