C’est une histoire a priori anecdotique mais qui réveille les démons de la sanglante dictature militaire qui a régné sur le Brésil entre 1964 et 1985. Célèbre chanteur et écrivain brésilien, figure de la lutte contre l'ancienne junte au pouvoir, Chico Buarque s’est félicité le 9 octobre que président Jair Bolsonaro n'ait pas signé la remise d‘un prix littéraire qui lui avait été attribué. « Sa non-signature est un deuxième prix », a-t-il commenté dans une publication postée sur son compte Instagram.
En mai dernier, Francisco Buarque de Holanda, plus connu sous le nom de Chico Buarque, s’était en effet vu couronner pour l’ensemble de son œuvre par le prestigieux prix Camões, qui récompense les auteurs lusophones « dont l’œuvre contribue au développement et à la reconnaissance ». Traditionnellement, les présidents brésiliens et portugais assistent à la remise de ce prix, à laquelle chaque pays participe à hauteur de 100 000 euros, contribution déjà payée par le Brésil.
Soutien à Lula contre nostalgie de la dictature
La question se pose, écrit le célèbre magazine brésilien Veja, de savoir si Jair Bolsonaro, que les observateurs classent à l’extrême droite, va vraiment apposer sa signature sur une récompense décernée à un artiste qu’il considère comme un rival politique, qui n’a jamais caché son soutien à l’ancien président d’extrême gauche Lula à qui il est allé rendre visite dans sa prison de Curitiba et dont il a appelé à la libération.
Interrogé par les journalistes la veille de la sortie de Chico Buarque, le principal intéressé avait joué l’étonnement. « Il y a une date-limite ? J’ai jusqu’au 31 décembre 2026 » pour le faire, a déclaré Jair Bolsonaro. Ce qui supposerait que l’actuel chef de l’Etat, arrivé à la tête du Brésil en 2018, soit réélu pour un second mandat en 2022…Face à cette attitude, le Portugal a préféré jouer la diplomatie. Le ministère de la Culture portugais a ainsi déclaré à nos confrères de RFI en brésilien que la cérémonie de remise du prix aurait finalement lieu en 2020, au Portugal, et non au Brésil.
Une vie entre Rio et Paris
Plus connu comme chanteur, Chico Buarque s’est également fait connaître comme auteur depuis la publication de son premier livre en 1974, Fazenda Modelo (« La ferme modèle », non traduit en français). Ont suivi notamment « Quand je sortirai d’ici » (2009) ou « Le frère allemand » (Gallimard, 2014). Mais Chico Buarque est surtout un artiste engagé dont la carrière musicale a commencé précisément en 1964, l’année du coup d’Etat militaire.
En 1968, il participe à la contestation étudiante, fait de la prison, part vivre en exil en France - il y conserva des attaches - et en Italie. Il finira par rentrer au Brésil en 1970 pour y continuer sa carrière, tant bien que mal, sous la dictature. Ce qui l’oblige parfois à composer sous pseudonyme. En 1973, sa chanson Calice (« cale-se », « tais-toi » en portugais), composé avec Gilberto Gil et qui dénonce le rôle de l’Eglise dans la dictature, est ainsi censurée. Dans les années 1980, il participe au mouvement Diretas Ja qui contribue à mettre un terme à la junte.
De son côté, Jair Bolsonaro, militaire de profession, fait partie des nostalgiques de la dictature. Avant même d’être élu, il n’hésitait pas à décrire comme un « héros » le colonel Brilhante Ustra, chef d'un centre de torture pendant la dictature. Et le 31 mars dernier, pour les 55 ans du coup d’Etat qui a porté la dictature au pouvoir au Brésil, il a ordonné la tenue de commémorations dans les casernes. Entre les deux hommes que tout oppose, le chanteur engagé à gauche et le très droitier président du Brésil, la confrontation était donc inévitable.
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