De notre envoyée spéciale à San Sebastián,
Toute sélection a une part d'arbitraire. Nous en avons retenu trois dans la large sélection, dix longs-métrages, des films chiliens présentés à Cannes. Chacun, avec une écriture et un point de vue qui lui est propre, explore des intimités particulières et questionne la société chilienne.
Ana et Maria
Vendrá la muerte y tendrá tus ojos de José Luis Torres Leiva a été sélectionné dans la compétition officielle. Ce titre, emprunté au dernier texte que l'écrivain Cesare Pavese laissa sur sa table avant de se donner la mort en 1950, raconte la chronique d'une mort annoncée. Nous suivons un couple de femmes dont l'une, malade et refusant les derniers traitements que la médecine lui propose, a choisi de mourir. Comment raconter la mort ? Comment accompagner avec sa caméra la fin d'une histoire d'amour ? Comment l'amour peut-il transcender la colère et le sentiment d'injustice que, fatalement, ressentent les protagonistes ?
C'est un film d'une infinie tendresse et d'une grande pudeur, de gestes retenus filmés en plans fixes, peau contre peau, de longs regards échangés car le temps est compté. Magnifique interprétation des deux comédiennes, Amparo Noguera et Julieta Figueroa. À cette histoire principale viennent se greffer deux autres séquences en forme de contes, qui nourrissent aussi à leur manière le questionnement du cinéaste sur la relation à l'autre : un bourgeois rangé qui s'abandonne quelques heures à une brève et passionnée histoire d'amour (la plus belle qu'il lui sera donné de vivre, écrit-il) avec un autre homme ; et une vieille femme qui « adopte » une enfant sauvage, non pas une enfant-loup mais une enfant-chien, tout en respectant sa nature première. Tout le film - excepté les séquences d'hôpital - est tourné dans une nature magnifique, faite de bois et de lacs. Ou quand l'opposition traditionnelle nature/culture, si prégnante dans l'imaginaire latino-américain, se trouve gommée.
Huis clos familial
On retrouve cette magnifique nature dans un autre film, Algunas bestias, de Jorge Riquelme. Mais alors qu'elle était le cadre complice des amours du film précédent, dans ce second film elle sert d'écrin et de révélateur à la noirceur des personnages. Les bêtes (bestias), ici, ce ne sont pas les animaux sauvages... Enfermez une famille chilienne sur une île, laissez mijoter à huis clos quelques heures, qui plus est sans eau et sans chauffage... le résultat est explosif ! Derrière les sourires, les câlins, les relations tendres affichés dans cette famille de la bonne bourgeoisie réunie pour un week-end sur une île au milieu des bois, se cache une grande dureté, de monstrueux égoïsmes et des haines de classe.
Le vernis craque assez vite, tout comme les peintures de cette vieille maison, que ce couple de quadragénaires, accompagné de leurs deux enfants adolescents, veut rénover pour en faire une auberge. Ils sollicitent pour ce faire l'aide de leurs parents plus nantis, interprétés par Paulina Garcia - d'une violence inconnue - et Alfredo Castro. Un casting de luxe pour le premier film de ce jeune réalisateur tourné en dix jours, qui a obtenu le prix Ciné en construction au festival de Toulouse. Et un rôle particulièrement difficile pour lui, nous a confié Alfredo Castro, acteur pourtant aguerri et tout-terrain. « S'il y a bien une "philie" que je ne peux pas comprendre, c'est la pédophilie. Voir cette scène provoque en moi un sentiment d'horreur. Mais c'est mon boulot ! », dit-il.
« Famille je vous hais ! » ; Jorge Riquelme revisite ce cri d'André Gide - et d'autres. Le thème de la famille est très fort et sensible au Chili, en raison de la tradition catholique de ce pays, poursuit Alfredo Castro. D'ailleurs, la Constitution chilienne institue la famille comme le noyau central de la société. Et sur cette île sombre se trouve concentré tout ce que la famille peut contenir de violence.
El Potro y El Principe
C'est une « famille » d'un tout autre genre que raconte Sebastián Muñoz dans El Principe (Le Prince), présenté dans la section Horizontes latinos et issu également de Ciné en construction. Filmé dans une vraie prison désaffectée des environs de Santiago, ce huis clos aux couleurs glauques, presque sales, raconte la vie d'un groupe de prisonniers enfermés dans une cellule (familiale) et l'organisation sociale de la prison. Ce sont tous des hommes et on les suit dans leur vie quotidienne dans sa banalité et sa crudité : les repas, les douches, les relations sexuelles imposées ou consenties, la violence des gardiens de prison, les hiérarchies entre prisonniers. Comment les vieux caïds, comme El Potro interprété par Alfredo Castro encore, décidément incontournable dans des rôles aussi difficiles, prennent sous leur protection des gamins comme El Principe.
L'action du film se situe à la fin des années 1960, puisque le film se termine sur le discours d'investiture de Salvador Allende en novembre 1970. Un choix du réalisateur. L'un des moments les plus violents du film, un viol, est le fait des gardiens de prison. Une scène qui augure des terribles temps à venir après la chute d'Allende, explique Sebastián Muñoz lors de la présentation du film. Le réalisateur raconte s'être nourri de films comme Le baiser de la femme-araignée du Brésilien Hector Babenco, ou encore Un prophète de Jacques Audiard, pour son propre travail.
À l'origine aussi, il y avait un roman éponyme de Mario Cruz, édité à compte d'auteur. Celui-ci voulait écrire sur l'homosexualité. Or, celle-ci étant alors pénalement réprimée, explique Alfredo Castro, il a utilisé l'artifice de la prison pour la mettre en scène. Si l'homosexualité n'est plus officiellement réprimée, elle est toujours stigmatisée. Les relations amoureuses entre hommes ont déjà été traitées dans d'autres films, commeUne femme fantastique avec Daniela Vega. Mais les tabous ont la peau dure et le chemin reste long. D'ailleurs, explique le réalisateur, les responsables de la gendarmerie ont refusé pendant trois ans de prêter la prison pour le tournage du film, précisément en raison de sa thématique. Pourtant, le sujet du film est plus large : c'est davantage un film d'initiation et une histoire de l'amitié qui se noue entre El Potro et le jeune Principe.
Le cinéma chilien contemporain dresse un portrait cru, sans concession de la société chilienne, pointant ses failles et ses mensonges, fouillant les chairs là où ça fait mal. Un cinéma qui interpelle et fait connaître le Chili et ses créateurs par-delà les frontières. Aussi, les récentes suppressions d'aides publiques à la création cinématographique décidées par le gouvernement chilien suscitent-elles beaucoup d'inquiétudes.