«Barack Obama n’a rien à gagner en admettant que la CIA a torturé»

Lors d'une conférence de presse vendredi 1er août, Barack Obama a dit regretter que les Américains « aient torturé des gens » après le 11-Septembre, et ce alors qu'une commission d'enquête sénatoriale s'apprête à publier un rapport sur les « techniques d'interrogatoire poussées » de la CIA. Entretien avec Françoise Coste, maître de conférences à l'université de Toulouse Le Mirail et spécialiste de la politique intérieure des États-Unis.

RFI : Pourquoi Barack Obama fait-il cette déclaration maintenant ?

Françoise Coste : Parce que dans les jours qui viennent va être publié un rapport d’une commission d’enquête du Sénat, qui fait, je crois, 6 300 pages et qui est le résultat d’années d’investigation sur les pratiques de la CIA après le 11-Septembre. Normalement, une version déclassifiée du rapport va être rendue publique en fin de semaine prochaine. Obama a donc un peu anticipé en sachant qu’il y aurait probablement des fuites. Il a voulu essayer de maîtriser le débat avant qu’il ne s’emballe.

Mais cette déclaration n’est pas non plus très surprenante. En 2009, dès les débuts de sa présidence, il avait parlé du « waterboarding » (une technique de la CIA consistant à placer un linge sur le visage d’un suspect en versant de l’eau dessus pour simuler la noyade) en la qualifiant de « torture ». L’utilisation du mot « torture » n’est donc pas quelque chose de nouveau. Ce qui l’est, c’est que cette fois, il admet que c’est beaucoup plus systémique, et surtout, il demande pardon.

Est-ce que ça peut être aussi une stratégie électorale à l’approche des élections de mi-mandat de novembre prochain ?

Non. Parce que franchement, je pense que Barack Obama n’a rien à gagner en admettant que la CIA a torturé. Dans sa conférence de presse, il a d’ailleurs bien précisé qu’il fallait bien tout remettre ça dans son contexte, que les Américains avaient peur, que c’était juste après les premiers attentats… Et la population est toujours dans cet état d’esprit. Très peu de gens en veulent à la CIA d’avoir torturé. Sur l’aile gauche du parti démocrate, on trouve des activistes, des militants, des élus qui, eux, sont vent debout contre la torture. Mais ce n’est pas cette minuscule frange du Parti démocrate qui ferait la différence en novembre, aux mid-terms. Je pense qu’Obama pense plus à son héritage dans l’histoire, à long terme, qu’à son élection, à court terme.

Mais alors justement, préserver la CIA en rappelant le contexte, en disant que les hommes de la CIA travaillaient dur, que ce sont de vrais patriotes, elle est peut-être là, la stratégie électorale ?

Alors là, oui, parce que critiquer la CIA et la politique antiterroriste des États-Unis d’il y a une dizaine d’années, c’est effectivement prendre le risque, pendant la campagne, d’être traité par la droite comme quelqu’un qui n’est pas assez dur dans la lutte contre le terrorisme, qui laisse ses principes et ses valeurs droits-de-l’hommistes empiéter sur ce qu’il faut faire sur le terrain pour lutter contre le terrorisme. Au contraire, en chantant les louanges de la CIA et, ce qui est plus important, en refusant de demander la démission de son directeur, John Brennan, et en excluant l’idée même de poursuites contre les agents de la CIA responsables de la torture, Barack Obama anticipe de potentielles accusations de non-patriotisme et les tue dans l’œuf.

La torture, est-ce un sujet qui intéresse largement l’opinion publique américaine ?

Pas du tout. Cela s’est bien vu quand est sorti le film Zero Dark Thirty qui raconte la traque et l’assassinat d’Oussama ben Laden. Dans la presse, il y a eu un débat très vif entre les éditorialistes sur les scènes du film où l’on voit des agents de la CIA torturer des agents d’al-Qaïda pour obtenir des informations relatives à l’emplacement de la cachette de ben Laden. Est-ce que le film glorifie la torture ? Est-ce que c’est un film à la gloire de la CIA ? Est-ce que la CIA a influencé les scénaristes ? Est-ce que ça s’est vraiment passé comme ça ? Est-ce qu’on aurait pu trouver ben Laden sans torture ? Il y a eu des pages et des pages écrites. Et dans l’opinion publique, il y a eu juste un bâillement collectif.

Les Américains, dans leur majorité, ne se posent aucune question sur le prix moral que le pays a payé dans la lutte contre le terrorisme. L’idée est que si un seul attentat a été empêché sur le sol américain grâce à la torture, ça en valait le coût. Même aux pires heures de l’administration Bush, la torture n’a jamais été un sujet qui a déchaîné l’opinion. Jamais. À cause de la peur justement.

Vous le disiez, un rapport d’enquête sur les « techniques d’interrogatoire poussées de la CIA » doit être rendu public prochainement. Des noms de responsables de la CIA devraient être cités. A quoi peut-on s’attendre ?

Alors ça, c’est la grande question. Le rapport global fait 6 300 pages. Ce qui va être publié est un condensé de 300 pages. Tout ne sera donc pas rendu public, et cela à la demande de la CIA, afin de protéger non seulement ses agents, mais aussi de nombreuses informations figurant dans ce rapport sur, en particulier, l’emplacement des « black sites », ces centres de détention où l’on a pratiqué la torture.

Le débat est en train de faire rage à Washington sur le degré de transparence de ce qui va être rendu public. On peut penser que de nombreux agents cités par le rapport sont encore en activité et que de nombreux centres à l’étranger où a été pratiquée la torture sont encore en activité. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il n’est signé que par les membres démocrates de la commission d’enquête, que les républicains ont quittée en disant que les démocrates mettaient en danger des secrets de la CIA. Le rapport sera donc peut-être rendu public avec des passages manquants, carrément coupés ou surlignés au marqueur noir, pour supprimer les noms propres et les mentions géographiques.

Par ailleurs, comme les États-Unis ont signé les multiples traités internationaux contre la torture, les autorités peuvent craindre qu'en admettant que la torture a existé et en nommant les coupables, elles n'ouvrent la porte à des poursuites internationales contre eux. S’il y a des noms cités, la possibilité de poursuites devient plus réelle. Et ça, je pense que le gouvernement américain veut vraiment l’empêcher. Obama l’a exclu hier.

Alors que peut-on compter voir dans ce qui va être rendu public ?

D’après les bruits qui courent, la conclusion de ce qui sera rendu public sera que la torture est non seulement immorale, mais qu'elle a également été inutile, qu’elle n’a pas permis d’obtenir des informations précises qui ont conduit à l’assassinat de ben Laden ou à empêcher des complots terroristes. Et là aussi, beaucoup de républicains et d’anciens de l’administration Bush disent que c’est faux, que beaucoup de complots terroristes ont été tués dans l’œuf grâce à la torture. C’est aussi ce qu’affirme la CIA.

Et est-ce que ça, justement, ça peut faire évoluer l’opinion publique ?

Si, dans les années qui viennent, il n’y a pas de gros attentat aux États-Unis, on peut penser que l’opinion publique se fera à l’idée que la torture ne sert à rien. Mais s’il devait y avoir, dans les mois qui arrivent, avant la fin du mandat d’Obama, une nouvelle grande attaque, alors là, c’est sûr que beaucoup accuseraient Obama et le rendraient responsable en disant : « Vous voyez, c’est parce qu’on a arrêté de torturer ». Donc je pense que ça va vraiment dépendre de l’évolution de la guerre contre le terrorisme.

Si le rapport ne va pas être dévoilé dans son intégralité au grand public, en revanche il va l’être pour le Congrès. Quelles peuvent en être les conséquences ?

Les membres du Congrès et leurs équipes vont avoir sans doute la version totale. On ne peut donc pas exclure des fuites dans la presse sur les passages censurés. Ça peut corser la situation parce que l’administration et la CIA ne vont pas pouvoir maîtriser entièrement ce qui va sortir. S’il y a des fuites, ce serait un scandale dans le scandale. Et alors, cela pourrait donner dans la campagne de nouveaux arguments aux républicains pour accuser les démocrates d’être insuffisamment patriotes et de prendre insuffisamment au sérieux la lutte contre le terrorisme.

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