RFI : Bradley Manning est-il un espion ou un héros, comme le proclame Julian Assange ?
François-Bernard Huyghe : Cette affaire a beaucoup d’importance. D’abord, en raison de la peine qu’il encourait : dans le pire des cas, la peine de mort. Mais ça a également une grande importance symbolique, puisqu’on a dit en quelque sorte que Bradley Manning, pour des raisons de confiance ou autres, avait violé toutes sortes de lois américaines. Il avait violé ses obligations de militaire, le secret. Donc, en ce sens, il a fait de l’espionnage. Mais on a aussi considéré qu’il n’était pas en collusion avec l’ennemi. Indirectement, on a donc réfuté l’argument beaucoup été utilisé par l’administration Obama contre les Whistleblowers, les lanceurs d’alerte, à savoir qu’ à cause d’eux, des soldats américains sont tués ou des agents américains sont repérés et c’est comme s’ils étaient complices des terroristes.
Ce qui signifierait lui prêter une certaine forme d’inconscience ?
D’inconscience ou de crise de conscience, parce qu’on voit bien dans la démarche, dans la psychologie personnelle de Bradley Manning, qu'il s'agit de quelqu’un venu de son coin de l’Oklahoma, avec toutes sortes de certitudes morales, et qu'il a eu des crises de conscience. Que se passe-t-il chez un personnage comme ça, qui se prend un peu pour Antigone ? Il pense qu’il y a, au-dessus des lois des hommes, au-dessus des règlements militaires, des lois inscrites dans le cœur des hommes, ou des lois morales qui l’obligent à tout révéler. Donc, c’est quelqu’un qui cherchait un petit peu à être un martyr.
Bradley Manning est régulièrement comparé à Edward Snowden. Tous les deux sont de jeunes hommes américains. Est-ce que l’on est dans le même cas de figure ?
Dans les deux cas, on a des jeunes gens avec des niveaux intellectuels très différents, mais qui vivaient un peu cette contradiction entre les grands principes démocratiques de transparence qui sont dans la culture américaine et la pratique de ce qu’ils faisaient, qui était de cacher, d’archiver des secrets. Alors la jeunesse, appelons ça l’indignation, ou le sentiment de cette contradiction, a pu jouer. Mais ce n’est pas une règle absolue. Je rappelle qu’historiquement, le plus grand des donneurs d’alerte est M. Ellsberg, qui dans les années 1970 avait livré des milliers de documents au New York Times sur le Vietnam. Et lui, c’était un expert de très haut niveau. Donc, ça peut se produire à tous les niveaux du système. Ce qui me fait penser que ça se reproduira, c’est qu’il y a à la fois cette contradiction morale entre une société qui dit qu’elle va imposer la démocratie au monde entier, qu’elle repose sur le droit de savoir et l’obligation de transparence - tout en ayant des espions -, et en même temps, il y a un autre facteur qu’il ne faut pas oublier, le facteur technique. Aujourd’hui, il y a des millions de documents classifiés, donc il y a des milliers de gens qui peuvent y accéder et ces gens-là, il leur suffit d’une connexion à Internet pour devenir un chevalier blanc qui révèle le secret au monde entier.
Un chevalier blanc qui encourt quand même près de 100 années de prison. Est-ce que Bradley Manning n’a pas payé de sa personne face au battage orchestré par Julian Assange ?
Il est certain qu’il est le maillon le plus faible de la chaîne et qu’il va payer un peu pour Assange. Il va payer un petit peu pour l’impact médiatique de ces affaires, et il va payer pour le fait qu’il y a eu des affaires à répétition et que ça frappe énormément l’administration Obama. Sur le plan symbolique, en le frappant fort, les Américains vont envoyer un message aux suivants. Je ne sais pas si le message sera efficace, parce qu’il n’y a rien de plus contagieux que l’envie d’être un martyr.
Même quand on est un soldat ?
C’est ce qui marque les esprits, parce qu’il a dû enfreindre le code d’honneur militaire. Il faut le dire très nettement : il avait très certainement prêté un serment de fidélité auprès de ses supérieurs, au drapeau, etc. il a été jugé comme un militaire qui fait défection ou qui trahit ses obligations. Donc, il y a une morale spécifique pour les militaires, et donc aussi pour Snowden, pour les agents secrets. Ils trahissent délibérément toute conscience de cette morale, mais ils le font au nom d’une morale qu’ils croient supérieure, celle de la transparence et du droit de savoir.
Est-ce que cela a changé l’approche en terme de recrutement des services secrets, de l’armée, qui pourraient craindre d’autres vocations de donneurs ?
Je pense qu’ils ont certainement beaucoup réfléchi là-dessus. Le système, par sa logique, par son poids - il y a notamment des millions de documents classifiés - implique forcément beaucoup de gens. Donc, qu’il y ait des codes d’accès ou des autorisations. Je pense qu’ils vont tenir compte maintenant de ce facteur, du fait qu’il puisse y avoir des défections, que les gens puissent craquer moralement entre leurs deux vies. C’est un problème qui se pose par exemple pour les pilotes de drones, puisqu’ils sont à la fois dans une sorte de jeu vidéo derrière leur écran et en même temps, ils savent moralement qu’à l’autre bout, sur le champ de bataille, ils tuent des gens avec leurs petits appareils. Certains d’entre eux risquent de craquer. Je pense qu’il va y avoir une sélection morale et qu’il y aura également des méthodes, électroniques ou autres, de traçage, d’indications, de surveillance des communications de ces gens et des vérifications des documents auxquels ils ont eu accès, à quel moment et pour quelle justification.