RFI : Les dernières révélations du Guardian font état de 38 cibles privilégiées, parmi lesquelles la France, l’Italie et l’Allemagne. Cela représente des millions de conversations. L’espionnage entre Etats, ce n’est pas un fait nouveau. Les Etats-Unis auraient-ils dépassé les limites ?
Thomas Snégaroff : En tout cas, l'affaire dépasse presque les limites de l’entendement : on se souvient, il y a deux mois, Barack Obama, la main sur le cœur, avait été scandalisé par le fait que les Chinois espionnent les Etats-Unis ; les Chinois, en retour, ont accusé Washington de les espionner. Oui, évidemment, c’est classique. Ce qui l’est moins, c’est que cela se passe entre alliés, soi-disant entre alliés. Ce matin même, je passais sur le site de la NSA et l’on y lit qu'une des missions de la NSA est de fournir des informations aux Etats -Unis, mais aussi à ses alliés. Il est donc peu étonnant d’imaginer effectivement l’espionnage des alliés, à qui on est censé donner des informations confidentielles.
Il est très difficile de concevoir que l’on puisse s’attaquer à un allié. Cela peut expliquer pourquoi le ton monte, notamment du côté européen. François Hollande vient tout juste de demander aux Etats-Unis que l’espionnage « cesse immédiatement ».
Il y a quelque chose de profondément choquant. Les Européens se sentent un peu trahis parce que, depuis les attentats du 11 septembre, ils ont beaucoup contribué à l’échange d’informations très confidentielles : sur les transferts financiers, sur les listes de passagers des transports aériens. Tout cela, pour contrer ensemble le terrorisme. A présent, les Européens se sentent un peu trahis par un allié américain, qui d’un côté exige et espère des transferts de données confidentielles, mais qui, de l'autre, espionne allègrement les gouvernements, et même l’Union européenne comme entité politique.
Berlin va jusqu’à évoquer un comportement digne de la guerre froide ?
Là c’est en ce moment un vrai concours de rhétorique : à celui qui aura la formule qui fera le plus « buzzer » sur les réseaux sociaux. Alors guerre froide, je ne vois pas pourquoi ce serait plus guerre froide qu’autre chose parce qu’on a toujours espionné. On imagine même peut-être que pendant la guerre froide on espionnait moins l’Europe de l’Ouest qu’on peut le faire aujourd’hui.
Si de ce côté de l'Atlantique les Etats européens montent au créneau, Washington, lui, s’est contenté d’un communiqué de neuf lignes, pour dire que des vérifications allaient être faites. Comment expliquez-vous ce silence américain ?
C’est normal : Washington est sur la sellette. Souvent l’accusé est celui qui s'affiche scandalisé, qui s’exprime fort. L'accusé va recherche à recouper les sources, à voir si tout cela est bien exact. D'ailleurs, à Washington on a déjà annoncé toute réplique se formulera uniquement par la voie diplomatique. Autrement dit : « circulez, il n’y a rien à voir ». On peut aussi imaginer que Barack Obama, fidèle à sa tradition, une fois pris le doigt dans la confiture dira : « C’est une très bonne chose qu’on ait appris cela, il est temps de mettre un frein à l’activité de la NSA, notamment dans ce domaine de l’espionnage des alliés ».
Il y a un autre silence : celui de José Manuel Barroso, le président de la Commission européenne. Est-il motivé par un possible poste sur le sol américain ou par son attentisme chevronné ?
On l'a beaucoup dit effectivement. Je crois aussi plus simplement que José Manuel Barroso porte à bout de bras un accord de libre-échange avec les Etats-Unis et que ceci doit être son dernier grand acte politique à la tête de la Commission européenne. Evidemment, il voit peut-être tout son édifice s’effondrer avec ces révélations. On a entendu Martin Schulz, président du Parlement, on a entendu Daniel Cohn-Bendit…
Daniel Cohn-Bendit qui, lui, réclame la suspension pure et simple des négociations de libre-échange. Pourrait-on aller jusque-(là, selon vous ?
La situation est difficile à envisager, mais pourquoi pas ? Puisque, effectivement, comment avoir un partenariat économique, transparent et soi-disant gagnant pour tous, alors que peut-être les Américains nous espionnent pour des raisons commerciales et industrielles. A l’époque des réseaux Echelon [NDLR: un réseau d'espionnage mondial mis en place dans les années 1980 afin de surveiller les télécommunications internationales], qui continuent d’exister, on avait accusé Boeing de profiter des grandes oreilles américaines pour gagner des contrats face à Airbus, en connaissant à l’avance ses propositions.
Pour vous, au-delà des communications, c’est bien d’espionnage industriel dont il peut être question ?
Pas uniquement parce que l’espionnage a probablement commencé au moment de la guerre en Irak. A ce moment-là, les Américains avaient absolument besoin de sonder pour savoir ce que les Français, notamment, allaient faire au Conseil de sécurité, avant de lancer leur guerre. Donc, il y a sûrement les deux dimensions. Mais, à mon avis, on va de plus en plus vers des dimensions plutôt commerciales que politiques ou diplomatiques.
Revenons sur ce traité de négociation de libre-échange. Toute cette affaire est délicate puisque les discussions doivent porter sur la question de protection des données.
Effectivement, on est vraiment dans un système kafkaïen, où l'on se demande ce sur quoi on va pouvoir négocier. D’autant plus que les Européens ont déjà obtenu beaucoup avec l’exception culturelle et ils étaient prêts à aller loin, notamment en ayant remis à plat la taxe. Les Européens semblaient vraiment prêts à faire beaucoup de compromis. Maintenant, on se demande effectivement sur quelles bases on va pouvoir négocier.
C’est la grande question, au-delà de toute la rhétorique agressive qu’on peut avoir en Europe aujourd’hui. La question est de savoir ce que va devenir cet accord de libre-échange, qui est un accord tout de même extrêmement difficile à négocier de part et d’autre, et qu’on n’imaginait pas voir en application avant plusieurs années.
Mais effectivement, c’est un élément essentiel, je crois, avec un autre élément qu’on n’évoque pas assez à mon avis : ce sont, dans un an, les élections européennes. On peut aussi imaginer qu’il y ait beaucoup de souverainisme et que celui-ci se serve de cette affaire pour évoquer à quel point l’Union européenne est incapable de protéger ses citoyens, par exemple.