Avec notre correspondante à Johannesburg
Bekkersdal est un township à l’est de Johannesburg, construit au début du 20e siècle pour loger les travailleurs des mines d’or situées à proximité. Officiellement, environ 60 000 personnes vivent ici. Mais les cabanes en tôle se sont multipliées avec l’afflux de pauvres cherchant un emploi. Aujourd’hui, 100 000, peut-être 200 000 personnes vivent à Bekkersdal, souvent dans des conditions très précaires, sans eau, ni électricité ni toilettes.
Des habitants en colère
Rachel Sedumedi est enseignante à l’école primaire. Elle raconte que cela fait dix ans que les habitants se plaignent des conditions de vie auprès des autorités :
« Bekkersdal est un endroit vraiment sale, le problème principal, c’est les égouts et aussi, le ramassage des ordures. Les camions de ramassage des ordures ne viennent que tous les deux ou trois mois. Ici, rien n’a changé depuis 1994. Les gens ne nous prennent pas au sérieux. Nous en avons vraiment assez de cette situation, où nous avons élu des gens dans un gouvernement qu’on appelle démocratique, mais ils ne servent pas les gens ! ».
Dans les rues de Bekkersdal, les détritus jonchent le sol, par endroits, les égouts débordent sur la chaussée. Un enfant est assis sur le trottoir, les pieds dans les égouts, il est en train de barboter. Il faut chaud, mais il n’y a pas d’eau courante. Petunia Sibitwane, jeune femme d’une vingtaine d’année, fait partie d’une association d’habitants en colère. Ils accusent la municipalité d’avoir détourné l’argent destiné à développer la commune :
« Ils utilisent des grands mots que vous ne comprenez pas. Au lieu de répondre à une question simple, où sont les maisons que vous prétendez avoir construites ici ? Il n’y a pas de maisons ici, que des cabanes en tôle. Notre gouvernement se fiche de nous. Ils profitent de leur poste au gouvernement, et se foutent des gens. On n’a pas de loisirs ici, on n’a rien. C’est pour cela qu’il y a un taux élevé de jeunes filles enceintes. Après l’école, les enfants n’ont rien à faire. La seule chose qu’ils font, c’est trainer à la maison, et dormir ou faire des bébés ».
La population se sent abandonné
A Bekkersdal, comme dans beaucoup d’autres townships, la population a l’impression d’avoir été abandonnée par l’Etat. Il y a quelques semaines, une délégation de l’ANC, le parti au pouvoir, est venue faire campagne pour les élections à Bekkersdal . Le meeting s’est terminé en émeute. Les gens ici disent qu’ils ne voteront pas pour l’ANC, et peut-être même qu’ils ne voteront pas du tout. Un sentiment qui se généralise, selon Carin Runciman, sociologue à l’université de Johannesburg :
« Avant Marikana, et le massacres des mineurs, beaucoup de manifestations avaient pour but de faire remplacer des conseillers municipaux, perçus comme corrompus. Il y avait une critique des individus, mais pas de l’ANC, le parti au pouvoir. Depuis Marikana, les gens commencent à voir que ce n’est pas juste un problème d’individu, mais peut-être que le problème est au sein de l’ANC.
Dans des endroits comme Bekkersdal, poursuit-elle, il semble y avoir une importante volonté de boycotter ces élections. Pour les jeunes, l’EFF de Julius Malema est une alternative. Mais ce qui est intéressant, c’est que depuis deux ans, dans certains townships noirs, on entend beaucoup de gens dire qu’il sont prêts à voter pour l’Alliance démocratique, le parti d’opposition qui est pourtant encore vu comme un parti de Blancs ». Pour cette sociologue, cela montre que quelque chose est en train de bouger, et pour la première fois les gens commencent à douter s’ils doivent voter pour l’ANC.
Mécontentement des mineurs de Marikana
Marikana, c’est le massacre de 34 mineurs par la police en août 2012. Les mineurs manifestaient pour une augmentation de salaire. Une manifestation illégale qui a dégénéré quand la police a commencé à tirer à balles réelles pour disperser la foule.
Aujourd’hui, à Marikana, 80 000 mineurs sont en grève depuis plus de trois mois pour demander une hausse de salaire. Ils accusent le gouvernement de les avoir abandonnés au profit des compagnies minières. Et ils sont nombreux à dire qu’ils ne voteront pas pour l’ANC, comme ce mineur qui a refusé de donner son nom :
« Sous le gouvernement de Jacob Zuma c’est le bordel, on ne peut pas leur faire confiance, ils ont tout pris pour eux et ils ont oublié la communauté. Oui on votera, mais pas pour l’ANC! Cela, c’est sûr ! ».
A côté de lui, Happy, un jeune mineur, dit qu’il ne votera pas du tout : « Je ne me suis pas inscrit pour voter, car je ne fais confiance en aucun parti. C’est comme jeter son vote à la mer. Cela ne nous aide pas».
Les jeunes inquiets
En Afrique du Sud, le chômage est officiellement de 25%. Mais il serait plus proche des 35%. Et 50% chez les jeunes ! Une situation explosive, notamment dans les townships qui s’étendent à perte de vue autour des grandes villes. Dans le township d’Alexandra, en plein centre de Johannesburg, la démocratie a laissé peu de trace.
Sylvia a 20 ans et comme beaucoup de ses copines elle ne va pas voter : «Je ne veux pas voter, parce que cela n’est pas attirant». Depuis l’apartheid, rien n’a changé ici.
Les gens autour de moi ont postulé pour du travail, il y a des années. Mais rien ! Le taux de chômage est élevé. De même que le nombre de viols et le nombre de jeunes filles enceintes. Donc non, cela ne m’intéresse pas ».
A 15 kilomètres de là, Mpho, une étudiante de 20 ans. Elle vit dans une banlieue de la classe moyenne noire de Johannesburg. Et le 7 mai, elle ira voter mais pas pour l’ANC, car il faut du changement, dit-elle.
« Nous avons une égalité raciale mais pas sociale. C’est très dur de trouver du travail aujourd’hui, à moins que vous ne connaissiez quelqu’un. En 20 ans, il y aurait dû avoir plus de changement, cela ne va pas assez vite. Je pense qu’il nous faut un peu de changement. Ce serait bien parce qu’il n’y aurait pas juste un parti aux manettes. Et on profitera de la compétition entre les partis ».
Outre l’emploi, la corruption préoccupe la jeunesse. Natasha, 25 ans, rencontrée lors du dernier grand meeting de l’ANC, dimanche dernier à Soweto, admet que la corruption au sein du parti au pouvoir et du gouvernement est une préoccupation. Mais elle ira tout de même voter pour le parti de Nelson Mandela. « Par loyauté, parce que c’est le parti de mes parents, mais il faut qu’ils se ressaisissent, c’est leur dernière chance ».
Vingt ans après, les frustrations sont énormes
En vingt ans de démocratie, le gouvernement a pourtant construit près de quatre millions de logements sociaux. Mais ne ce n’est pas suffisant. Aujourd’hui, 13% des foyers vivent dans des bidonvilles. Seize millions de Sud-Africains reçoivent une aide du gouvernement. Et pourtant, près de 50% de la population noire est pauvre. Contestation chez les mineurs, chez les jeunes, chez les pauvres. A cela, s’ajoutent les affaires de corruption, notamment autour du président Jacob Zuma.
Et pourtant, selon l’analyste politique Prince Mashele, ce mécontentement de la population ne se traduira pas forcement le jour du vote. Les Sud-Africains, dans leur majorité, aiment et soutiennent l’ANC, dit-il.
« Même pour cette élection, les sondages indiquent que l’ANC va gagner avec une majorité importante. Les critiques sont surtout centrées autour du président Jacob Zuma. L’homme a été impliqué dans de nombreux scandales depuis qu’il est devenu président. Et les gens en ont assez. Le scandale des seize millions d’euros d’argent public pour rénover sa résidence privée, Nkandla, a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Mais même s’ils pensent cela, ils comprennent que l’ANC est plus qu’un individu. Donc oui, les Sud-Africains soutiennent l’ANC, mais ils sont très déçus par Jacob Zuma ».
L’ANC de Nelson Mandela va remporter ces élections pour la cinquième fois, mais avec quelle majorité ? Pour la première fois de son histoire, le parti fait face à une opposition sérieuse, et commence à perdre son monopole.