Même s’il n’a pas été accueilli à bras ouvert par tout le monde dans son pays après vingt ans d’exil, Rached Ghannouchi, 70 ans, peut savourer la victoire d’Ennahda, le parti qu’il a fondé en 1981 à Tunis. A l’époque, la révolution islamique de 1979 en Iran représente un modèle et c’est sous le nom du Mouvement de la tendance islamique (MTI) que l’ex-étudiant en théologie et en philosophie (à Tunis, au Caire et à Damas) jette les bases de la nouvelle formation politique. Se voulant proche du peuple et persuadé que la voix du changement passe par l’islam, il prône l’instauration dans son pays de la charia, la loi coranique.
Quarante ans d'existence
Le MTI se heurte cependant très vite à l’intransigeance du régime Bourguiba et ses principaux responsables sont emprisonnés. Condamné lui-même à onze ans de réclusion, Rached Ghannouchi bénéficie d’une amnistie en 1984 mais il retourne en prison après une tentative de coup d’Etat avortée en 1987. Cette année 1987 marque l’arrivée au pouvoir de Zine el-Abidine Ben Ali, lequel veut dans un premier temps jouer l’ouverture et gracie les prisonniers. De son côté, le MTI renonce à évoquer l’islam dans son appellation pour prendre le nom d’Hezb Ennahda, le Parti de la renaissance.
La liberté d’action d’Ennahda, qui s’est rapidement structuré, est cependant de courte durée. Inquiet de sa progression, le président Ben Ali fait interdire le parti et jette en prison plus de 30 000 militants et sympathisants après les législatives d’avril 1989. Rached Ghannouchi part en exil à Londres mais les graines d’Ennahda sont plantées dans une Tunisie où il représente alors 30% des intentions de vote, selon certaines estimations. Malgré la surveillance, la répression et les emprisonnements sous le régime Ben Ali, Ennahda va rester présent dans les esprits grâce, entre autres, au satellite et, un peu plus tard, à internet qui permettent de continuer à répandre la parole islamique par-delà les frontière et donc aussi en Tunisie.
S’il n’a pas été l’instigateur de la « révolution de jasmin », Ennahda a su en tirer les dividendes car il possédait un temps d’avance sur les autres partis en termes d’organisation. Et aussi parce qu’il a tempéré son discours dans un pays séculier attaché à ses libertés. « Je ne suis pas un Khomeiny, nous avons un parti islamiste et démocratique, très proche de l'AKP turc », n’a eu de cesse de répéter Rached Ghannouchi depuis son retour, le 30 janvier 2011.
La croisée des chemins
Premier pays du « printemps arabe » à organiser des élections, la Tunisie est supposée donner le ton, sinon l’exemple. Elle est aussi, parmi ces nations, celle qui a les relations les plus étroites avec l’Occident (10% de son PIB, par exemple, proviennent du tourisme). « Nous voulons rassurer nos partenaires : nous espérons très rapidement revenir à la stabilité et à des conditions favorables à l'investissement », déclarait lundi 24 octobre Abdelhamid Jlassi, directeur du bureau exécutif d’Ennahda, comme pour donner des gages d'ouverture sur l'extérieur.
A la crainte que fait naître la percée des islamistes, le chef du mouvement de gauche Ettakatol, Mustapha Ben Jaafar, répondait pour sa part mardi 25 octobre : « Arrêtons donc de se faire peur. Ennahda fait pleinement partie du paysage politique tunisien. Il faut l'intégrer dans le jeu politique, pas l'exclure ». « C'est lui, reprenait-il, qui est à la croisée des chemins : on verra s'il cultive un double jeu, comme d'aucuns l'en accusent, ou s'il a accepté la règle démocratique ». S’il ne fait pas l’unanimité, loin de là, cet avis a été partagé par une majorité des Tunisiens de l’étranger qui ont accordé 9 des 18 sièges réservés à la diaspora sur les 217 que comptera l’Assemblée constituante. L’avenir dira s’ils ont été clairvoyants.