« L’insurrection tunisienne pourrait se propager dans le monde arabe »

La chute du régime Ben Ali en Tunisie inquiète les autres régimes autoritaires du Maghreb et du monde arabe. Spécialiste du Maghreb, l’universitaire Khadija Mohsen-Finan a signé en 2006 l’ouvrage « Maghreb entre ouverture nécessaire et autoritarisme possible » aux Editions Ramsès en 2006. Elle répond aux questions de Catherine Rolland de RFI.

RFI : En Tunisie, l’insurrection a démarré le 17 décembre 2010 lorsqu’un jeune diplômé- chômeur devenu vendeur ambulant, Mohammed Bouaziz, s’est immolé par le feu. Ce mode radical de protestation s’est propagé en Algérie et aussi en Egypte. Ailleurs, en Jordanie ou au Yémen, des manifestations ont eu lieu, d’autres pourraient suivre ?

Khadija Mohsen-Finan : Effectivement, on est tenté aujourd’hui de dire que le cas de Mohamed Bouaziz a fait école. C’est vrai qu’il y a beaucoup de Mohamed Bouaziz dans le monde arabe, mais c’est vrai aussi qu’il y a beaucoup de Ben Ali. Je ne crois pas qu’on va voir exactement le même scénario se reproduire. Mais je crois qu’il y a quelque chose qui est pointé du doigt : c’est la coupure entre gouvernants et gouvernés dans de nombreux pays de la région.

RFI : Il y a en effet une spécificité du cas tunisien, avec une classe moyenne éduquée et assez largement convaincue des vertus de la laïcité ?

KMF : Cette classe moyenne été créée par Bourguiba. Ben Ali en a hérité. Et dans un premier temps – jusqu’à il y a six ou sept ans, il a pris en compte cette classe moyenne. Donc, il y avait ce que l’on appelait « la voiture populaire » et d’autres mesures pour lui donner accès à une propriété privée, à une maison, avec des prêts facilités. Mais ces derniers temps, avec la crise économique, Ben Ali a abandonné cet impératif de lien social. Et c’est probablement cette absence de lien social qui s’est ressenti dans cette insurrection, dans ce mouvement de revendication en Tunisie.

RFI : Ce lien social manque aussi dans les pays voisins. On a entendu la rue égyptienne, on a entendu les Jordaniens ou même les Yéménites. D’après eux, l’exemple tunisien est un avertissement lancé à tous les régimes autoritaires dans la région ?

KMF : Il a existé ce lien social avec le nationalisme. Il s’est effrité parce que le nationalisme s’est lui-même délité. Et on observe aujourd’hui effectivement, une coupure, et quelquefois même un divorce dans le cadre de l’Algérie, entre la classe dirigeante et le peuple. Aujourd’hui on ne parle d’ailleurs plus du peuple. Je ne sais pas pourquoi on dit « la rue, la société civile ». Cela pourrait provoquer un mouvement de société.

RFI : Il faut dire que tous ces pays que je viens de citer partagent les mêmes maux : la corruption, le népotisme et puis le chômage massif de la jeunesse notamment.

KMF : Oui, on peut ajouter aussi le vieillissement de la classe dirigeante, des problèmes de succession évidents, une légitimité fondée sur des principes qui ont beaucoup vieilli comme le nationalisme. Les ingrédients sont les mêmes effectivement. Maintenant le déclencheur d’une révolte de ce genre n’est pas forcément le même.

RFI : Alors est-ce que ça veut dire que finalement les autres peuples de la région, qui suivent avec une grande attention ce qui se passe en Tunisie, vivent plutôt par procuration cette révolution qu’on a baptisé « révolution du jasmin » ?

KMF : Il y a eu en effet des réactions au niveau de la population, dans les éditoriaux des journaux aussi, là où existe une presse libre qui a produit des textes assez joyeux. En revanche la classe dirigeante a gardé le silence. Je pense à l’Algérie, je pense au Maroc, je pense à d’autres pays comme l’Egypte. Et c’est un silence qui est très significatif. Je pense qu’ils n’ont rien à dire. Je pense qu’ils ont peur et je pense surtout qu’ils n’imaginaient absolument pas un tel scénario et surtout pas à Tunis.

RFI : Ce sont, de toute façon, des dirigeants qui attendent de voir comment va tourner la transition politique ?

KMF : C’est vrai que la situation est extrêmement fragile aujourd’hui – il y a même des risques de contre-révolution qui ne sont pas totalement écartés. Il faut être très attentif et très prudent quant à la suite. Mais je crois déjà que le fait de mettre en fuite un dictateur appuyé par des appareils politique et policier, c’est très important. Cela met par terre les paradigmes jusqu’ici avancés dans les pays occidentaux ou dans le monde arabe et selon lesquels la réussite économique ou la tradition politique du pays l’empêchaient, selon lesquels le peuple était faible, qu’il n’était pas encadré, qu’il n’y avait pas réellement une opposition structurée. Donc on voit là que tout cela est tombé comme un château de cartes…

RFI : Et que ça peut se propager ailleurs ?

KMF : Cela peut se propager ailleurs, parce que, finalement, ce ne sont ni les islamistes ni l’opposition qui ont encadré le mouvement de protestation.

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