«L’idée que Ben Ali est un rempart contre l’islamisme ne marche plus»

Pour la première fois depuis le début des troubles meurtriers en Tunisie, les émeutes ont touché mercredi 12 janvier le centre de la capitale tunisienne. Jamais depuis son arrivée au pouvoir, il y a 23 ans, le président Ben Ali n'avait été confronté à une telle vague de protestation. Son régime est-il menacé ? Le Français Vincent Geisser est chercheur au CNRS, il a vécu quatre ans en Tunisie. Il est notamment l’auteur de Le syndrome autoritaire, aux éditions Presses Sciences Po. Il répond aux questions de Christophe Boisbouvier.

RFI : Pour la première fois depuis un mois, des effigies du chef de l’Etat sont directement la cible des manifestants en Tunisie. Le centre-ville de Tunis est touché. Est-ce que le régime  de Zine el-Abidine Ben Ali est menacé ?

Vincent Geisser : On ne peut pas répondre sur le court terme, on ne va pas jouer les devins. Ce qui est sûr, c’est qu’on est rentré dans un nouveau cycle. Aujourd’hui, le régime n’a plus vraiment de base de légitimité, de réservoir de soutien et on peut dire que, pour lui, c’est le début de la fin. Alors est-ce que ce processus va prendre quelques semaines, plusieurs mois, voire même plusieurs années ? Ce qui est sûr, c’est que nous sommes passés dans une nouvelle étape : la population tunisienne, dans sa grande majorité (des diplômés chômeurs en passant par les cadres supérieurs et par les paysans), a perdu toute confiance en ce régime et espère un changement.

RFI : Le régime a lâché du lest ces derniers jours. Il a promis 300 000 emplois. Il a limogé son ministre de l’Intérieur. Il a promis aussi un comité d’enquête sur la corruption. Est-ce que ça peut calmer la rue ?

V. G. : Oui et non. Ce qu’aurait pu faire monsieur Ben Ali,  puisqu’il est candidat pour la cinquième fois à sa propre succession, c’est de dire « je ne me représenterai pas en 2014. Je laisserai libre court à des élections de type pluraliste ». Il ne l’a pas fait. Donc oui, on peut dire qu’il a lâché du lest, mais c’est plutôt un repli tactique, voire même un repli tactique de nature sécuritaire parce que la police reste intacte. Monsieur Ben Ali reste au pouvoir,même si le ministre de l’Intérieur qui a été nommé est plutôt réputé comme un libéral, mais un libéral au sein du régime autoritaire. En outre, parce que la population a perdu toute confiance en ce régime, on voit mal comme il pourra la calmer. Ce qui peut se passer à court terme, c’est que cette répression se montre plus discrète, que la police ne tire plus à balles réelles sur les manifestants, mais on peut penser que c’est un épisode de quelques semaines avant que la répression reprenne. Et ce qu’on peut émettre comme hypothèse, c’est qu’il s’agit d’un simple repli tactique avant une répression encore plus forte. Il y a un facteur qui explique peut-être ce repli tactique, c’est  le fait que les mouvements sociaux aient touché la capitale. Les protestations ne se situent plus qu’à quelques kilomètres du palais présidentiel de Carthage, mais c’est aussi les déclarations de la secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton qui ont directement influencé, je pense, la prise de position tunisienne de monsieur Ben Ali et de son Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, dans le sens d’une vraie fausse ouverture.

RFI : Pour la première fois, l’armée vient en renfort de la police dans les rues de Tunis. Est-ce un signe de force ou de faiblesse ?

V. G. : Le fait de montrer des canons, que ce soient les canons de l’armée ou de la police, c’est plutôt un signe de faiblesse. Cela montre que le régime qui savait gérer, certes de manière autoritaire mais avec une contrepartie sociale, ne sait plus le faire. Le mythe de l’Etat providence tunisien, autoritaire mais paternaliste social, s’effondre. La présence de l’armée est aussi une question parce que l’armée tunisienne, contrairement à la plupart des pays arabes, a toujours été une armée discrète. Elle n’a jamais joué un rôle politique, par exemple, comme l’armée dans l’Algérie voisine. La présence de l’armée, contrairement à ce qu’on peut croire, ce n’est pas forcément l’idée d’une radicalisation répressive. L’armée peut au contraire jouer une le rôle de garde-fou républicain. Non pas que les militaires sont des grands démocrates en Tunisie, mais ils peuvent jouer un rôle d’apaisement pour éviter que la police n’use de méthodes qui, elles, seraient carrément répressives : tirs à balles réelles, lynchage des manifestants, etc... En tout cas, l’armée en tant qu’acteur politique, comme soutien de monsieur Ben Ali, ou comme alternative à monsieur Ben Ali, ce n’est pas encore pour aujourd’hui.

RFI : L’opposition a été laminée lors de la présidentielle de 2009. Est-ce qu’elle peut ressusciter ?

V. G. : Nous ne sommes pas dans un scénario comme on observe en Afrique noire, par exemple la Côte d’Ivoire, où les élections sont trafiquées, où il y a des bourrages d’urnes. Nous sommes carrément dans des résultats fabriqués. C’est simplement des élections dont on fabrique le résultat avant. Donc je dirai que l’opposition, à partir du moment où elle participe aux élections, sait très bien qu’elle ne récoltera que 3 % à se partager entre trois ou quatre candidats. Ce qui fait en moyenne 0,9 ou 0,8 % par candidat. Donc l’opposition existe, mais cette opposition, le seul problème qu’elle a, c’est de pouvoir construire des relais concrets dans le pays. Elle est reconnue médiatiquement. Les Tunisiens la regardent à travers les chaînes satellitaires et les Tunisiens attachent beaucoup d’importance à ces chaînes satellitaires et à votre radio pour avoir des informations, mais en même temps les relais sur le terrain sont encore très faibles.

RFI : L’islamiste Rached Ghannouchi est en exil. Mais est-ce que son mouvement Ennahda ne risque pas de profiter de ce vide politique ?

V. G. : Soyons très clairs sur ce mouvement de Ghannouchi. C’est un mouvement qui aujourd’hui est complètement replié sur lui-même à Londres. Je dirais que c’est un parti qui aujourd’hui compte à peine mille membres. En revanche, d’autres formes d’islamisme ont pu naître dans le pays comme, par exemple, les mouvements salafistes radicaux, parfois se réclamant de mouvements jihadistes. Mais à sujet, il faut l’avouer, nous n’avons aucune information.

RFI : Il n’empêche, est-ce que la peur des islamistes n’est pas un ultime bouclier pour le régime Ben Ali ?

V. G. : Plus trop. Au niveau interne, l’idée que monsieur Ben Ali est un rempart contre l’islamisme ne marche plus. Je dirais même qu’il marche à l’envers, c’est-à-dire que les gens ne veulent plus entendre cet argument. Au niveau extérieur, ça marche, par exemple, encore en France. Le mythe de monsieur Ben Ali comme rempart à l’islamisme radical fonctionne probablement dans la tête de Nicolas Sarkozy et de son gouvernement.

En revanche, ça fonctionne de moins en moins auprès du gouvernement américain qui est quand même un allié de la Tunisie, et qui pense qu’au contraire la présence ou le maintien au pouvoir de monsieur Ben Ali pourrait favoriser à terme le développement d’un islamisme radical qui serait pire que ce qu’on a connu avant. Donc je pense que les Américains misent sur un remplacement de Ben Ali. L’idéal pour les Américains, ça serait une sorte de personnalité libérale appartenant au système, ministre en poste ou ancien ministre, qui pourrait avoir une très forte insertion dans les institutions internationales, un ancien de la Banque mondiale ou du FMI (Fonds mondial international) et qui serait susceptible d’engager, d’enclencher une transition démocratique en Tunisie. Je pense que même s’ils ne le disent pas officiellement, les Américains sont déjà dans une forme de « révolution orange à la tunisienne  » qui durerait deux ou trois jours et qui permettrait de promouvoir une sorte de remplaçant libéralo-sécuritaire à monsieur Ben Ali.

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