Madagascar : les tirailleurs «sénégalais» et leurs enfants

Nombreux sont les tirailleurs «sénégalais» à être restés à Madagascar après les campagnes de «pacification» des militaires français de 1895 et 1947. Amadou Ba, doctorant en histoire à l'université de Jussieu (Paris VII), a consacré sa thèse à leur histoire. Au cours de ses recherches documentaires, il a pu rencontrer certains de leurs descendants.

Les tirailleurs «sénégalais» ont joué un rôle incontournable dans l’histoire de la France de la deuxième moitié du XIXe siècle aux indépendances des États africains en 1960. Aussi bien durant les expéditions coloniales : Sénégal (1865-1880), Soudan (1886-1891), Dahomey (1893-1894), Indochine (1893-1896), Madagascar (1895-1905), Maroc (1908) qu’au moment des deux guerres mondiales, sans oublier leur rôle comme éléments de répression dans l’empire colonial français après la Seconde Guerre mondiale, Sétif en Algérie (1945), Madagascar (1947), guerre d’Algérie (1954-1962), etc les militaires africains ont marqué leur empreinte dans l’histoire de la France en participant à toutes les opérations auxquelles ce pays s’était engagé.

À Madagascar, ils ont non seulement été les principales forces de conquête et de «pacification» de l’île entre 1895 et 1905, mais aussi une bonne partie d’entre eux a été maintenue dans le pays en prévision d’éventuels soulèvements avant d’être intégrée dans la police locale. Aussi en 1947, lorsqu’éclata une violente insurrection dans la partie est de la Grande Île, les autorités coloniales françaises ont fait appel aux soldats africains pour réprimer la révolte.

La première «pacification» : le choix de Gallieni

En 1895, la France décide d’annexer Madagascar avec un corps expéditionnaire formé à plus de deux tiers d’Européens et de Kabyles, soit 12 000 sur un total de 14 773 hommes. Les soldats ouest-africains qui faisaient partie du régiment colonial étaient composés par un bataillon de tirailleurs haoussa (800 hommes) recrutés au Dahomey en 1894 et une compagnie de conducteurs sénégalais (500 hommes) destinée aux travaux de routes et de train. Mais en 1896, suite à la révolte des Menalamba dans la région centrale des Hautes Terres de Madagascar (Imerina), le général Gallieni est choisi comme le sauveur, c’est-à-dire seul capable à ramener le calme et continuer la conquête de l’île.

En septembre 1896, le général Gallieni débarque à Tamatave (est du pays) puis rejoint la capitale Tananarive. Après sa prise de fonction, il se démarque de ses prédécesseurs (Laroche, Voyron et Duchesne) en changeant de méthodes. Il créé de nombreux postes en Imerina et sollicite de nouveaux renforts. Il affiche clairement sa préférence pour les tirailleurs «sénégalais» qu’il connaît bien pour les avoir dirigés dans des opérations au Soudan (1886-1888) et au Tonkin (1892-1896).

Entre 1896 et 1900, tous les trois mois, sauf en période de l’hivernage, on note un embarquement d’un bataillon de 800 hommes à partir des ports de Saint-Louis et de Dakar au Sénégal en direction de Diego-Suarez ou à Majunga .

Les soldats recrutés en Afrique de l’Ouest proviennent principalement du nord et de l’est du Sénégal et surtout du Soudan français (aujourd'hui cette zone engloberait le Mali, une partie de la Guinée et du Burkina Faso). Anciens soldats de rois africains ou hommes d’origine servile, ces soldats sont généralement des volontaires.

Après avoir vaincu les Menalamba, le général Gallieni et ses hommes mettent fin aux révoltes du sud-est de Madagascar dans la région de Vatomandry chez les Vorimo. Puis ils se dirigent vers l’ouest, dans le Menabe chez les Sakalava, populations réputées guerrières.

En août 1897, le roi Toera est assassiné et le Menabe conquis. Entre 1899 et 1902, l’armée française s’empare des régions sud-ouest et sud-est de la Grande Île. En 1904, une violente révolte éclate dans le Sud-est, dans les régions de Farafangana et de Fort-Dauphin. Elle est matée par les hommes du général Gallieni.

C’est au bout de 9 longues années que la colonie de Madagascar est définitivement contrôlée par la France.

Craignant de nouvelles révoltes, les autorités françaises décident de maintenir de nombreux tirailleurs sénégalais en créant des villages militaires. Pour inciter les soldats africains à rester dans le pays, les autorités coloniales octroient des terres à des tirailleurs, encouragent les mariages avec les filles du pays, et reversent des Africains dans la police locale, puis répartissent les autres dans les différentes bases militaires du pays (Tananarive, Diego-Suarez, Moramanga, Majunga, etc.).

La seconde «pacification» de 1947

La dernière vague d’Ouest-Africains débarqués à Madagascar est celle de la fin des années 1940 pour mater l’insurrection, déclenchée la nuit du 29 au 30 mars 1947 à Moramanga dans la partie est de l’Île. A cause de l'ampleur de la rébellion, des tirailleurs stationnés dans la base militaire française de Djibouti dans la Corne de l’Afrique et d’autres immobilisés à Marseille -qui devaient être dirigés sur l’Indochine- sont envoyés en renfort à Tamatave sur la côte est de Madagascar.

Au total, 18 000 tirailleurs sont mobilisés pour mettre fin à l'insurrection. Plusieurs soldats africains ont perdu la vie au cours de cette révolte. Les chiffres varient entre 550, et 1 900 soldats de l’Afrique occidentale française (AOF) tués. Bon nombre des soldats de cette seconde «pacification» ont été maintenus dans l'île et ont intégré la police au début des années 1950.

Les descendants des tirailleurs à Madagascar

L’utilisation de tirailleurs «sénégalais» pour la conquête, la «pacification» et comme éléments de répression à Madagascar, a entraîné plusieurs conséquences.

Tout d'abord, les militaires ont une descendance : elle porte des noms typiquement ouest-africains.

Lors de mon séjour dans la Grande Île en 2006, j’ai rencontré de nombreux Malgaches qui portent des noms sénégalais, guinéens*, maliens etc. On les trouve un peu partout dans le pays mais surtout dans le Sud et dans les grandes villes.

Ils sont désignés sous le nom de Soanagaly, Sonagaly, ou Senegaly (malgachisations de Sénégal) et sont le plus souvent confrontés à des problèmes d’insertion sociale ou d’intégration car ils symbolisent l’oppression. Ils sont très stigmatisés.

Il n’existe pas de chiffre permettant de connaître leur nombre exact, mais leur répartition dans tout le pays montre que ces descendants de tirailleurs sont assez nombreux.

La deuxième conséquence des campagnes de «pacification» est l’existence d’un mythe sur le «Sénégalais» à Madagascar. Le «Sénégalais» est devenu dans l'imaginaire des habitants de l’île, une figure aux traits particulièrement négatifs. Cette image est perceptible dans la littérature, les chansons, les expressions traditionnelles, bref, dans la conscience collective.

La troisième conséquence concerne les relations diplomatiques entre Madagascar et les États africains. Il s’agit d’une prise de distance des Malgaches vis-à-vis de l’Afrique.

Pour la quasi-totalité des habitants de la Grande-Île, tous les Africains noirs restent des Sônagaly (Sénégalais), que l’imaginaire populaire présente comme de redoutables agents dans l’exécution des ordres du colonisateur.

L’Afrique est donc perçue comme différente de Madagascar. Ce qui pose un réel problème d’intégration de la Grande Île au continent africain quand le discours de l’unité africaine domine les débats.
 

Amadou Ba

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  * Les tirailleurs «sénégalais», originaires de Guinée, résidant à Madagascar, ont connu une période particulièrement douloureuse au moment du choix de Sékou Touré pour l'indépendance totale, en 1958. Certains ont décidé de rester à Madagascar.  NDLR.

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